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Rez-de-chaussée - numéro 7. Par la Lecture Universelle.

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Les Entrepreneurs Marginaux

Traduction française de The Outcast Manufacturers, roman de Charles Fort.

Chapitre Trois.

 

Quand Sim retourna au bureau de l'Universal Manufacturing Company, l'activité commerciale était la même que lorqu'il était parti. Madame Birtwhistle n'était pas dans la pièce. Monsieur Birtwhistle, allongé, dessinait des losanges au plafond avec ses pouces et ses index ; Monsieur Parker ne faisait rien ; Mademoiselle Guffy, en train de regarder par la fenêtre, se dressa autant qu'elle le put, la tête très en recul...et, sur un ton amèrement dédaigneux :
« Oh, miséricorde ! Quel spectacle ! Elle se croit le centre d'intérêt, mais si seulement elle pouvait se voir comme les autres la voient ! Oh, on se donne de grands airs ! Si elle savait seulement à quel point tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants de la rue se moquent d'elle. »
« Ne soyez pas si amère ! » dit Monsieur Parker jovialement.
« Occupez-vous de vos affaires ! » répliqua Mademoiselle Guffy, riant de bon coeur.
« Ah, Rakes, mon fils, qu'a-t-on dit ? Qu'ont-ils dit, Rakes , mon fils ? » demanda Monsieur Birtwhistle, son menton sur ses mains, les doigts croisés.
« Je ne sais pas, » dit Sim d'un air morose.
« C'était peut-être un peu inhabituel, non ? »
« Oh, très, oui ! Ca ne me revient pas ! Ils ont dit que c'était très honnête de votre part, et vous ont fait des éloges... »
« Je ne veux pas d'éloge. Je n'ai jamais rien fait de ma vie pour qu'on m'encense. J'agis toujours en accord avec mon idée du bien et du mal, et ne prends jamais en considération ce qu'on peut penser de moi. Ils ont pensé que c'était plutôt remarquable, hein ? »
« Ça ne me revient pas ! Mais connaissez-vous un type avec une grosse tête, dont le manteau et les pantalons sont trop courts, qu'on voit par ici ? »
« Je ne peux pas dire que j'y ai fait attention. Pourquoi ? »
« S'il tient à sa grande figure, » férocement, « il se tiendra hors de mon chemin ! Je suis toujours poli avec tout le monde, et tout le monde en fait autant avec moi. C'est ma façon de faire, c'est ainsi ! Je ne me préoccupe pas de ce que qui que ce soit pense de moi, qui que ce soit, c'est ainsi. Oh, ce type a dépassé les bornes avec moi, et...oh, je ne suis pas de ceux qui passent le temps à dire ce qu'ils auraient fait ! Mais si Madame McKicker n'avait pas été là, j'aurais montré à ce type... »
« L'impertinence de ce type ! » cria Mademoiselle Guffy. « Comment ose-t-il ! Le culot qu'il a eu ! On ne peut plus dire qui on va rencontrer de nos jours. je suis sûre que vous êtes vraiment un parfait gentleman, Monsieur Rakes. Ce doit être un des amis en politique de Monsieur McKicker ; Monsieur McKicker est un gand politicien. »
« Mais ils ont été un peu impressionnés, n'est-ce pas ? »
« Je lui ai dit... exactement comme ça ! Il était assis là, et là j'étais debout... Je lui ai dit : 'Ecoutez bien, mon ami, vous parlez ou je parle ; nous ne pouvons pas parler tous les deux à la fois, donc taisez-vous !' » Sim féroce ! Les paupières tombantes, comme des ongles de pouces tournés en bas... qu'on imagine ! « Je ne fais plus attention à ce que je dis à qui que ce soit quand je suis remonté. Je ne cherche pas d'ennui pour chaque vétille, mais on ne m'en imposera pas. J'aime les discussions professionnelles et les affaires commerciales, » dit Sim en regardant Monsieur Birtwhistle avec hésitation. « Si je suis engagé pour faire quelque chose, je veux savoir quels seront les gages et... tout ça, vous voyez ce que je veux dire. »
« Effectivement vous voulez, cher monsieur... c'est sûr vous n'êtes qu'un gamin ! » dit Mademoiselle Guffy, « mais en fait vous ne le faites pas ! » voix de Madame Birtwhistle retournant à la pièce.
Madame Birtwhistle, avec amabilité, à Sim : « Voyons, pourquoi n'allez vous pas à un parc avec ce que vous avez à lire, Monsieur Rakes ? C'est étouffant ici, et vous feriez aussi bien de profiter de l'air. »
« Non ; je vais étudier ça. » Sim est à sa table, devant une pile de matériel publicitaire.
« Ou descendez à la rivière et lisez-le là-bas. »
« Non, merci, Madame Birtwhistle. J'ai commencé ici, vous voyez. »
« Mon Dieu ! Mais vous ferez comme bon vous semble, Monsieur Rakes. Alors enlevez votre veste et mettez-vous à l'aise. »
« Oh, c'est bien comme ça...merci. Je suis bien comme je suis. »
« Sûrement, enlevez votre veste et mettez-vous à l'aise, » dit Mademoiselle Guffy.
« Non, je suis très bien, merci. »
« Et vous n'enlèverez pas votre veste ? »
« Non ; je n'y prête pas attention, merci. Je suis très bien. »
« Est-ce qu'il n'est pas obstiné ! » dit Mademoiselle Guffy. Sim rougit un peu, comme si l'obstination était la plus noble des qualités humaines, et il était flatté qu'on puisse voir de l'obstination chez lui.
« Restez à l'écart de vos voisins, vous » dit Monsieur Birtwhistle à Madame Birtwhistle.
« Où étais-je ? Puisque vous êtes si malin... où étais-je ? »
« Les Tunnans ! et vous avez pris du tabac à priser avec elle. Vous ne pouvez pas fréquenter de telle personne si vous même êtes déprimée. »
« C'est un mensonge ! » répondit Madame Birtwhistle, en frottant son nez. « En tout cas, vous gardez un regard attentif sur votre femme, n'est-ce pas ? Ça pourrait aussi bien être une prison d'État ici ! Vous faites ce qui vous plait, et après espionnez une femme ! Où j'étais ? Avec qui j'étais ? »
« Si vous étiez une bonne petite femme... » dit sur un ton indolent, indifférent... « vous ne parleriez même pas à de tels veaux, mais attireriez de meilleures gens. »
« Vraiment ? Où suis-je pour trouver de meilleures personnes dans ce trou où vous me faites vivre ? Comment vais-je les intéresser ? Vais-je courir dehors dans les rues et les attrapper et les amener ici ? Oh, oui, et je dirai, 'Venez ici ! je suis juste le genre d'agréable personne qui vous intéresse !' »
« Et bien »... avec indolence... « c'est une agréable personne... parfois. N'est-ce pas, Mademoiselle Guffy ? »
« Oh, vous ! » puis, après un moment : « Vous intéressez vous particulièrement au journal du soir ? Oh, vous ! Eh bien, je peux être agréable quand vous l'êtes, et seulement ; et, sur mon âme, quand vous êtes déplaisant je peux l'être tout autant. »
« Vous devriez avoir votre propre personnalité, et non pas en fonction du comportement de quelqu'un d'autre. »
« Oh, non, je suis ce que vous faites de moi. Vous pouvez avoir un bon foyer, et tout agréable et confortable, si vous le voulez. De fait, j'ai ma propre personnalité... Je suis ce que vous faites de moi. »
« Bon, alors, je dois être une sorte de sculpteur ou de mouleur plutôt médiocre la plupart du temps. »
« Vous ! Vous ne pourriez rien sculpter ! »
« Venez vous asseoir, » dit Monsieur Birtwhistle ; « J'ai quelques grands projets. » Il bougea vers le mur, et elle s'assit à côté de lui, lissant ses cheveux... débraillée et sale et les murs tachés par la fumée. La petite fille à l'allure de matronne entra dans la pièce. Elle trimbalait un enfant pâle, avec une bouche affaissée d'un côté et la langue tirée, dans une des mains serrant l'enfant elle tenait une guenille où pendillaient une aiguille et du fil. « Maman arrive, Madame Birtwhistle ! » et allant à la chaise où Madame Melody s'était assise, derrière Sim, se tortillant et se tournant dessus, pour mettre l'enfant sur un des ses genoux de façon que, avec l'aiguille et le fil, elle puisse continuer à ourler la guenille à la forme irrégulière. « Chut ! mon petit bébé est endormi, et vous ne devez pas le réveiller. » Enfant avec la langue tirée, les yeux grands ouverts, fixant le plafond.
Madame Tunnan ! Dans une cape rose propre; les cheveux négligés ; des yeux verdâtres, bien en chair ; comme avec un double canon, effet du à ses larges narines sous un nez retroussé. « Je viens de le quitter en courant, » dit Madame Tunnan... yeux verdâtres inexpressifs ; visage impassible ; les lèvres s'arrondissant en un petit tube avec chaque mot prononcé lentement, bien pesé. « Je l'ai frappé avec une chaise. Nous avez-vous entendu, Madame Birtwhistle ? Bien sûr que vous devez nous avoir entendu, pourquoi est-ce que je demande ? »
Monsieur Birtwhistle, râlant, lève ses jambes de derrière le dos de sa femme, pose ses jambes sur le sol, de sorte qu'il était assis à côté de Madame Birtwhistle, laissant la place de l'autre côté d'elle pour Madame Tunnan... lourdes narines noires de Madame Tunnan ; nez comme un modèle réduit d'entrée de métro ; narines presque perpendiculaires et dimensionnées comme des semelles de petits pieds ; des semelles de pieds de fée, dont le reste serait à l'intérieur en train d'investiguer.
« Vous avez l'air en forme, Madame Tunnan ! » dit Monsieur Birtwhistle.
« Allons donc ! qu'est-ce qu'il dit, Madame Birtwhistle ? » Madame Tunnan se lève, regarde dans le miroir au-dessus du sofa. « Allez ! c'est parce que je porte de bons corsets, » regarde résolument son reflet, lissant ses flancs roses ; puis :
« Et est-ce là le jeune homme, Monsieur Birtwhistle ? Comment allez-vous, Monsieur ? » s'adressant à Sim. « Et l'air endormi que vous avez ! Vous dormez trop ! » Sim rit, confus. « Et êtes vous arrivé récemment ? Sûr qu'il n'est pas irlandais, mais Yankee. Vos yeux sont collés par le sommeil. Vous devriez vous lever plus tôt le matin ! »
« Merci, » ria Sim, n'éprouvant pas de ressentiment quand la confusion l'enveloppait ; « je suivrai votre conseil. »
« Je suis heureuse que vous ne buviez pas, Monsieur Birtwhistle, parce que je n'ai pas d'argent pour inviter. » Madame Birtwhistle donnant un petit coup de coude à Monsieur Birtwhistle ; Monsieur Birtwhistle grommelant « Non ! »
« Seigneur ! » dit la fillette des Tunnan ; « ce grand nigaud d'enfant a répandu toute sa vie sur moi ! »
« Vrai, donnez-moi votre paquet, ma pauvre enfant ! » Madame Tunnan prend l'enfant silencieux qui regarde fixement, et, assise, l'envoie de genou en genou.
« Ce n'est pas le premier coup que je lui donne ! On était mariés depuis à peine trois jours, » les lèvres formant doucement différentes formes de tubes courts, « quand il me revient à la maison à deux heures du matin. 'Lizzie,' dit-il, 'fait-moi cuire des côtelettes de porc,' c'est comme ça qu'il me salue. 'Je te transformerai en côtelettes, à deux heures du matin,' que je lui dis. 'Alors, Lizzie,' il dit, 'le moyen le plus simple est le meilleur !' à moi dans mon lit ; et il monte avec une chaise et me la jette dessus. 'Alors cette fois, vous dites vrai, mon beau pirate !' je dis. 'Le moyen le plus simple est toujours le meilleur !' et je le laisse allongé pour mort de la raclée que je lui ai donnée à deux heures du matin. » Amusement général ; Sim rit doucereusement, d'un rire lourd.
« Ce fut notre lune de miel » dit Madame Tunnan sentimentalement.
Un sifflement strident dans une salle supérieure. Le voisin d'à-côté des Birtwhistle appelant d'en haut des marches, « Ne croyez pas qu'elle est toujours ici, Monsieur Tunnan. Je n'ai pas posé les yeux sur elle du matin ! »
« Il m'appelle, » dis impertubablement Madame Tunnan. « Nous avez-vous entendu nous bagarrer, Monsieur Birtwhistle ? Ma foi, vous avez dû ! Et Madame McKicker qui vient chez nous. 'Sur ma foi,' je lui dis, 'quand je serai aussi vieille que vous je me calmerai, mais maintenant je profite de la vie, je le fais !' et m'arrange pour donner une autre raclée à Looey. 'Vous me traitez de vieille ?' dit-elle. 'Sûr, que vous êtes vieille, vous avec votre visage ridé comme un morceau de bacon frit. »
Mademoiselle Guffy claque des mains et chantonne : « Et qu'est-ce que la vieille chose a dit de ça, Madame Tunnan ? »
Sifflement dans la salle du dessus, et les cris de « Lizzie ! Lizzie ! » du voisin de Madame Maheffy appellant en haut des marches, « Aussi vrai que je suis en vie et que je respire, je ne l'ai pas vue depuis hier, Monsieur Tunnan ! Vraiment, et j'ai beaucoup à faire et tout ce que je peux faire sans être dérangée. Je veux dire que j'ai assez à faire ! »
« Lizzie ! Lizzie ! » une porte claque furieusement.
« Il me veut à sa disposition, » dit Madame Tunnan, son visage inexpressif. « Il est désagréable comme ça si je suis un moment hors de sa vue. »
« Ils sont tous comme ça, » dit Madame Birtwhistle.
« Oh les hommes ! » s'exclama Mademoiselle Guffy. « Je les hais ! Je suppose que je me marierais, comme les autres, si c'était la volonté de Dieu, mais je les hais ! Je n'ai jamais vu l'homme qui vaudrait mes vieilles chaussures. Vous ne donneriez pas un claquement de doigt pour la plupart d'entre eux, tous dans le même sac. »
Monsieur Parker sauta, entourant Mademoiselle Guffy par le cou. « Vous pourriez m'avoir dans la minute, vous savez que vous pourriez, Mademoiselle Guffy ! Dites la vérité ! » Mademoiselle Guffy glousse, le repousse, « Je pourrais, en effet ! le lot que je gagnerais ! Ce serait effectivement le grand jour pour moi. Retournez à votre travail, comme un homme bien... le lot que je gagnerais et quelle chance ce serait ! » Monsieur Parker de retour sur sa chaise, laisse tomber des yeux ternes sur la machine à écrire poussiéreuse.
« Au travail ! » dit Monsieur Birtwhistle, s'asseyant droit... la poitrine rentrée, son dos courbé contre le mur encore. « Bon, qu'ont-ils dit, Rakes ? Ils ont été un peu étonnés, n'est-ce pas ? J'avoue, j'aurais du attendre un mois. En vérité, j'ai besoin de ce dollar. Je dois presque admettre que j'aurais dû attendre jusqu'au mois prochain... Je suis satisfait! »
« Il s'épate lui-même ! » dit Madame Birtwhistle. « Mais s'il avait idée comment chacun peut voir clair à travers lui ! »
Monsieur Tunnan entre dans la pièce, visage en forme de triangle ; des joues rondes, jaunes qui convergent vers un nez rouge ; des joues comme les côtés convexes des vieilles saucières jaunes, avec un radis coincé entre eux.
« Monsieur Birtwhistle, s'il vous plait ! » Monsieur Tunnan est en train de pleurnicher, de s'excuser, de s'expliquer. Il cria à la petite fille, « Qu'est-ce que tu fais assise ici, quand Monsieur Birtwhistle n'a pas de chaise ? » la giflant brutalement derrière la tête.
Monsieur Birtwhistle lui intime, « Laissez-la ! Que voulez-vous ? »
« Ce n'est pas une façon de parler à Monsieur Tunnan ! » interrompit Madame Birtwhistle. « Oh, Tunnan ! Tunnan ? Voilà qui est assez intéressant ! Qui est Tunnan ? Combien de fois ai-je du le mettre hors d'ici ? Que vous ai-je dit, la dernière fois que vous avez affiché votre figure ici, Tunnan ? »
« Oh, Monsieur Birtwhistle, s'il vous plait ! S'il vous plait, Monsieur Birtwhistle ! »
« Asseyez-vous, Looey ; ce n'est que la façon de parler de Monsieur Birtwhistle, et vous devrier le connaître depuis le temps. Je suis sûre que Looey est une aussi bonne personne que n'importe qui d'autre ici. »
« Voulez-vous du feu, Monsieur Birtwhistle ? » demanda Monsieur Tunnan, grattant une allumette, présentant la flamme à la cigarette à la bouche de Monsieur Birtwhistle, Monsieur Birtwhistle le laissant tenir l'allumette, mais ne tirant pas sur la cigarette. Monsieur Tunnan tient l'allumette jusqu'à ce qu'il se brûle les doigts. Monsieur Birtwhistle gratte une de ses propres allumettes. Puis :
« Bon, asseyez-vous Tunnan, mais si vous prononcez un juron ou vos grossières histoires, vous sortez ! »
« Monsieur Birtwhistle, s'il vous plait ! » et Monsieur Tunnan s'adressant à Sim :
« Voulez-vous du feu, Monsieur ? » offrant à Sim une allumette allumée ;
« Non! non, merci. »
Une allumette grattée est avancée devant sa cigarette. Pendant un moment, comme s'il approuvait les modalités de Monsieur Birtwhistle, Sim ignora l'allumette offerte, regardant vers Monsieur Birtwhistle, comme pour son approbation ; puis se tortilla et se retourna sur sa chaise, avec son faible, stupide petit rire. « Merci ! » dit Sim courtois sans plus de raison que son incapacité à offenser.
« Il n'avait pas à me frapper le dos de la tête ! » se plaignait la petite fille, Monsieur Tunnan se tournant alors furieusement vers elle, levant la main comme pour la frapper encore.
« Reste tranquille, toi ! » dit Madame Tunnan tout en glissant d'un genou à l'autre le bébé silencieux, au regard fixe. « Ida, tu ferais mieux de rester tranquille ! Ida, tu as tué ton petit frère, tu sais. Pense à ça, Ida ; tu a roulé sur ton petit frère, Benny, pendant ton sommeil, et l'as étouffé à mort. Tu sais que tu l'as fait, Ida, et pensant que tu as tué ton petit frère Benny, tu ferais mieux de ne pas dire un mot. »
« Ça la fait tenir tranquille. Les enfants sont le diable ! » dit Madame Tunnan à Madame Birtwhistle à voix basse. La petite fille, avec l'avant-bras sur les yeux, commence à se diriger vers la porte, tout en jetant un coup d'oeil à Madame Birtwhistle.
« Viens ici, ma chérie ! » et Madame Birtwhistle l'entoure de ses bras. « Viens ici, chérie ; tu ne pouvais pas l'aider, et ce n'est rien dont tu peux avoir honte qui fait qu'on te rejette comme ça ! » La petite fille court vers elle, tombe sur ses genoux, et met la tête dans le giron de Madame Birtwhistle.
« Là ! là ! chérie ; ne pleure pas. »
« Oh, je voudrais ! » sanglotant dans le giron de Madame Birtwhistle... « oh, je voudrais être grande et forte ! Je les abandonnerais ! »
« C'est une honte, Madame Tunnan ! une honte pour vous de parler ainsi à cette enfant ! »
« Ne vous mêlez pas des affaires des autres ! » dit Monsieur Birtwhistle. « Alors ? » demande Madame Tunnan stupéfaite, serrant un moment les lèvres en une forme de tube, sans parler, mais son visage n'exprimant aucune sympathie. « Ça la fait se tenir tranquille, ça le fait. Sort et joue, Ida, et ne fait pas tant d'histoires ; une grande fille comme toi, faire des jérémiades et pleurer comme ça ! » La petite fille se cramponne aux genoux de Madame Birtwhistle, Madame Birtwhistle caresse doucement ses cheveux : « Chérie, ne pleure pas ! »
Madame McKicker passe la tête par la porte. Madame McKicker porte un chapeau égayé avec des roses rouges... l'aspect d'un vestige gris terne d'un temple en ruine, droit et solitaire dans la plaine de Grèce, et rendu ridicule par quelque main moqueuse qui aurait placé en haut une chapellerie. Madame McKicker paraissait être venue pour affaire, mais Monsieur Birtwhistle la fascinait. Monsieur Birtwhistle appuyé en arrière contre le mur, les aigles roses et violets de ses chaussons déployés sur le sol.
« L'homme le plus sensé de New York ! » dit Madame McKicker. « J'aime voir un homme qui ne partage pas l'idée de se tuer à la tâche. Voilà qui est bien. » Elle recula dans le hall... et le chapeau voyant qui du coup réapparaît : « L'homme le plus sensé de New York ! Ida, veux tu venir faire du shopping avec moi ? » La petite fille qui était sur les genoux se relève et sort en courant dans le hall.
« Dieu du ciel! quel chapeau ! » remarque Mademoiselle Guffy, qui était encore en train de plier des catalogues sur une planchette. « Oh, je voudrais avoir de l'argent et pouvoir m'habiller ! Je ferais que cette femme devienne verte d'envie si j'avais les vêtements indiqués. Ce serait mon plaisir de faire verdir cette femme ! »
« Asseyez-vous ici, Looey ! » dit Madame Tunnan. Monsieur Tunnan va au rebord de la fenêtre côté ouest, se tassant sur lui-même en passant à côté de Monsieur Birtwhistle, comme si un joueur de balle avait lancé en faute dans un arbre au-dessus de lui... épaules et tête renfoncées, comme s'il ne savait pas où la balle allait atterrir.
« Quand je pense à cette vieille chose à l'étage, et à tout l'argent qu'elle a, ça me rend malade ! »
« Bien sûr, voici le seul ami ! « dit Madame Tunnan, déboutonnant sa cape et tirant de sous sa poitrine un sac en toile de coton, en bandoulière autour de son cou. « Voilà notre seul ami ; notre argent est notre seul ami. J'ai un ami aussi longtemps que j'ai ça. Bien sûr, il ne contient pas grand chose, ou j'aurai invité... » le sac de retour à sa poitrine. « Vous conservez cette carotte sur la cheminée, Madame Birtwhistle ? Alors je vais la prendre et je vais la planter. Elle poussera. Avez-vous jamais vu les plantes que nous avons à la fenêtre de derrière ? C'est mortellement difficile de trouver de la bonne terre pour elles. Nous avons un adorable génarium, et sans une seule feuille morte, mais le soleil est trop chaud, et nous le protégeons avec un parapluie durant la journée. Je me demande si je devrais mettre un bâton et l'attacher dessus, Looey ? »
« Et les liserons que nous avons ! » dit Monsieur Tunnan avec impatience. « Chaque matin, la plupart d'entre nous, les enfants et tout le monde, faisons une course pour voir si ce sont deux, ou huit, ou douze qui ont fleuri ce matin. Peut-être qu'il y en a quinze ; alors la surprise que nous avons ! Et nous avons vu de beaux plants de tabac aux abords de Fort George ; n'est-ce pas Lizzie ? »
« C'est vrai ; tous les quatres jusqu'à Fort George, et assis au bord de la route... »
« Je pourrrais indiquer très précisément l'endroit au bord de la route » dit avec excitation Monsieur Tunnan.
« La plupart d'entre nous ! » Les yeux de Madame Tunnan fixés sans expression, sur ses lèvres tubulaires. « Nous avions apporté avec nous un gateau quatre-quarts à quinze cents. Il y avait des bois à l'entour. Looey a vu quelque chose courir à travers la route, dont il jure que ce n'était pas un chat. »
« Je pourrais vous montrer très précisément l'endroit. »
« Et les jolies petites plantes que nous avons rapportées avec nous à la maison, plus en forme que jamais une fois mises dans un verre d'eau. Qu'est-ce qui vous arrive, Looey ? Il n'y avait pas de tabac, Looey. J'ai peur que le parapluie casse le géranium. Si je pouvais les attacher ensemble et fixer ça avec de la gomme pour plante, est-ce que ça risquerait de casser, Monsieur Birtwhistle ? Évidemment, quand le premier bourgeon est apparu nous étions tous les deux comme lors de la première dent de la petite Ida. »
« Madame Tunnan, » dit Madame Birtwhistle, « c'est très mal de votre part de parler à l'enfant de la façon dont vous le faites. Si elle a été assez malheureuse pour rouler sur son petit frère, vous obscurcissez toute sa vie en le lui rappelant. »
« Oh là là, de l'air, femme ! » très indifférente. « On doit bien raconter quelque chose aux enfants, ou ils vous en feront voir. « C'est moi qui l'ai fait une malheureuse nuit, n'est-ce pas Looey ? Un peu trop de boisson, je suppose, et je roule sur le petit Benny... Dieu ait son âme... moi-même, et l'étouffe. Ça valait mieux, peut-être, comme dit toujours Looey. »
« Madame Tunnan ! Madame Tunnan ! Vous allez gâcher toute la vie d'une enfant pour quelque chose que vous avez fait vous-même ! »
« Ça la fait bien se tenir quand je le lui rappelle, » dit Madame Tunnan rationnellement. « 'Rappelle-toi toujours que tu as tué ton petit frère, Ida,' je lui dis, et alors on ne l'entend plus émettre un son. Viens, Looey. Est-ce que je prends la carotte, Madame Birtwhistle ? «
Silence pendant un instant. Puis : « Faites-donc pour la carotte, Madame Tunnan. »
« Viens, avec maman ; ma petite poupée ! » tenant l'enfant silencieux, au regard fixe, contre son sac en toile de coton en quittant la pièce : « Vrai, Mademoiselle Guffy, que faites-vous penchée sur votre travail comme ça ? C'est comme ça que vous attraperez une bosse sur le dos. Et avec ça, les gamins vous crient 'Bossue' après vous dans les rues. Vous êtes déformée, femme, redressez-vous ! »
« Je le suis, » dit Mademoiselle Guffy humblement ; « C'est donc la volonté de Dieu. »
« Au revoir, Monsieur Birtwhistle ! » dit Monsieur Tunnan.
Monsieur Birtwhistle le regarda et ricana.
« Au revoir, Monsieur ! » en s'adressant à Sim.
Sim essaye de le regarder et de sourire avec mépris. Le regard de Sim est hésitant, son ricanement se change en un rictus ; Sim s'agite sur sa chaise, et il dit, sur un ton grossier, « Oh, vous partez ? » et puis tout bas, quêtant l'approbation de Monsieur Birtwhistle, « C'est une bonne chose ! » ceci dit très bas.
« Dis bye-bye ! » dit Madame Tunnan au bébé, bébé offrant un sourire incertain, affreux ; les lèvres se contractant, des lèvres d'un petit corps recevant une décharge électrique.
« N'est-ce pas que ce n'est qu'un misérable ce type ? » dit Monsieur Birtwhistle.
Dans le hall, pendant qu'il était encore à portée d'oreille, Monsieur Tunnan disait : « Oh, c'est un brave homme ! Monsieur Birtwhistle est un véritable gentleman ! Oh, quel homme bien ! »
« Guffy, » dit Madame Birtwhistle, « où est mon chapeau ? Guffy, si je peux servir à quelque chose je vais directement à la Gerry Societe [[ Note du Traducteur : Gerry Society, du nom d'un des ses fondateurs, Elbridge Thomas Gerry, est la New York Society for the Prevention of the Cruelty to Children (Association Newyorkaise Pour La Prévention de la Cruauté Envers Les Enfants), fondée en 1874 ]] pour dénoncer ces gens. Ce ne sont pas des parents indiqués pour cette chère petite fille. Guffy, où est mon chapeau ? »
« Vous feriez mieux de rester à la maison et de ranger la pièce, » grommela Monsieur Birtwhistle.
« Je le ferai, oui ! Je n'ai rien à faire qu'être à votre disposition le matin, l'après-midi et la nuit ! Je fais plus que ce pour quoi je suis payée, vu que je ne reçois rien. Guffy, où est la Gerry Society ? »
« Occupez-vous de vos affaires! » dit Monsieur Birtwhistle. « Vrai, j'ai salement besoin de ce dollar ! Vous ne pensez pas... que peut-être vous devriez monter, ma chère, et expliquer à Monsieur McKicker que nous commencerons plutôt à payer le dollar supplémentaire le mois prochain. Vous saurez comment faire ça. »
« Effectivement, et je ne le ferai pas ! Dois-je toujours être celle qui doit s'abaisser pour vous ? Mais je savais comment ça finirait ! Guffy, ne vous l'avais-je pas dit ? Combien noble il était ? Et maintenant il veut récupérer son dollar ! Ce que je veux savoir, c'est si vous allez chercher une pinte de bière ? »
« Pas tant que la journée de travail ne sera pas finie ! » dit d'un ton ferme. « Oh, l'heure du médicament ! » dit Madame Birtwhistle brutalement. « Pourquoi est-ce que ma bière devrait m'être servie à tel moment, comme un médicament ? J'en veux pour le dîner. Quelle nouveauté... oh, excusez-moi, Monsieur Rakes ! Guffy peut y aller avec le pot... n'est-ce pas ? Guffy, ça ne vous dérange pas. Peut-elle ? Guffy prendra le pichet et descendra jusqu'au coin ? »
« Oh, je le ferai, pour sûr, ma fille ! Je voudrais, en fait, seulement... »
« Oh, allez-y alors ! » dit Monsieur Birtwhistle. « Mais c'est la dernière fois. Aucune femme de ma maison ne doit se déplacer pour de la bière. Dans ma maison aucune femme ne doit s'abaisser à une telle habitude qu'on rencontre dans les immeubles. Ça peut être la coutume dans les immeubles ; ici c'est mon domicile, et je suis au-dessus des us des immeubles. Je n'ai jamais eu autant d'avantages que vous Rakes, mais j'ai eu à travailler, et travailler dur, pour atteindre par moi-même ma position actuelle... oui, je dis ma position actuelle ! C'est quelque chose que d'être Monsieur Birtwhistle, de l'Universal Manufacturing Company... croyez-moi sur parole ! » dit Monsieur Birtwhistle en riant de sa propre vanité.
« Vraiment ça ne me dérange pas ! » dit Mademoiselle Guffy. « Seulement, Madame Birtwhistle, les gamins vont me brailler dessus, pensant que c'est pour mon compte que je vais chercher tant de bière. De toute façon, je ferais n'importe quoi pour vous rendre service... J'irais même la nuit et avec plaisir... »
« Laissez-moi y aller » interrompit Sim.
« Pas du tout ! J'irai moi-même ! Aucune femme de ma maison n'a à aller chercher de la bière ! Il n'y a pas urgence ! » dit Monsieur Birtwhistle, s'étendant sur le sofa, accommodant ses rondeurs aux déformations de celui-ci. « Bon, si ça ne vous dérange pas Rakes. » Et, à demi endormi, « Au travail ! »
« Vous voyez, » Sim balbutie, mais se force à poursuivre, « Je ne vais pas faire les courses pour vous, Monsieur Birtwhistle... Je veux dire je trouve méprisable de faire les courses pour qui que ce soit, ce n'est pas pour vous que je vais chercher de la bière, Monsieur Birtwhistle... »
« Oh, en ce moment vous semblez changer d'avis à propos de tout, mon fils ! » remarqua Monsieur Birtwhistle, mi-aimable, mi-irrité.
« Non, mais je veux dire... »
Madame Maheffy apparait, et crie, avec une agitation enjouée :
« Alors ! Où est mon pensionnaire ? Qu'avez-vous fait de mon pensionnaire ? Maheffy doit dîner aussi ; il pense qu'il devrait sortir aller travailler un peu aujourdhui. C'est sa conscience ; il pense qu'il devrait se montrer à son travail, de toute façon, il est comme ça, consciencieux ! »
« Mais, » dit Madame Maheffy, de sa voix aigüe et affectée, « c'est un travail rude, travailler dans une salle de machines ! Au début de notre mariage il avait travaillé dans un endroit où il portait des gants blancs toute la journée. »
« Alors, où est mon pensionnaire ? Venez monter pour dîner, Monsieur Rakes. »

Fin du troisième chapitre.

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