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Le Ténor
C'était une pièce obscure et tranquille dans une ancestrale maison à New York, avec des fenêtres qui donnaient sur un jardin bien entretenu et engageant, même en manteau d'hiver ; les pieds des rosiers par exemple étaient tous emmitouflés sous des couches de paille. La pièce était vaste, elle n'en avait pas moins l'atmosphère d'un recoin confortable. Ses tapisseries sombres suggéraient luxe et confort, sans aucune sensation de sinistre. Quantité de charmantes bagatelles signalaient que c'était le boudoir d'une jeune fille : dans la profondeur de l'alcôve se nichait son douillet lit blanc, drapé de rubans et de dentelles couleur crème.
« Je craignais tellement être en retard ! »
La porte s'ouvrit et deux jolies jeunes femmes entrèrent, une en chapeau et fourrure, l'autre dans une simple robe d'intérieur. La jeune femme en fourrure, qui avait eu peur d'être en retard, était blonde, avec des joues à l'éclat lumineux et dans ses yeux marron clair une expression déterminée, passionnée. L'autre jeune femme avait les yeux et les cheveux noirs, l'air rêveur, avec un visage au teint sombre, doux, chaud. C'était vraiment deux très jolies jeunes femmes, ou plutôt, deux jeunes filles sur le point d'être des jeunes femmes, car aucune n'avait encore dix-huit ans. La jeune fille au teint foncé jeta un coup d'oeil à une petite pendule de porcelaine.
« Vous êtes à l'heure ma chère, » dit elle, et elle aida sa camarade à quitter ses vêtements.
Les deux jeunes filles traversèrent la pièce et avec un geste caressant, presque révérent, celle au teint sombre ouvrit les portes d'un petit meuble privé suspendu au mur, au-dessus d'une petite table recouverte d'un délicat linge blanc. Tout au fond, entouré d'un tapis de violettes odorantes, il y avait le portrait-photo d'un homme élégant, d'une quarantaine d'années, un portrait coiffé d'une masse de boucles noires, de sous lesquelles des yeux larges, mélancoliques avaient une sorte de ferveur religieuse dans leur contemplation extatique. C'était le visage d'un étranger.
« Oh Esther ! » s'écria l'autre jeune fille, « de quelle jolie manière vous l'avez ornementé aujourd'hui ! »
« Je voulais faire plus, » dit Esther; « mais j'avais déjà dépensé presque tout mon argent de poche... et les violettes sont si affreusement chères. Venez maintenant, » après un autre coup d'oeil à la pendule, « ne perdons pas plus de temps, ma chère Louise. »
Elle apporta une paire de petites bougies dans des bougeoirs de Sèvres, et deux petites soucoupes dans lesquelles elle alluma de l'encens parfumé. Quand la fumée gris pâle s'éleva, flottant en couronnes et en spirales évanescentes devant la photo religieusement conservée, Louise s'assit et observa fixement le petit autel. Esther alla à son piano et regarda la pendule. Elle sonna les deux heures. Ses mains se posèrent légèrement sur le clavier, et, lisant un programme de concert ouvert devant elle, elle commença à jouer une ouverture. Après l'ouverture elle joua un ou deux morceaux du répertoire de musique classique, puis elle s'arrêta.
« Je n'arrive pas à jouer le morceau de Tchaïkovski. »
« Aucune importance, » dit l'autre. « Attendons son moment en silence. »
Les aiguilles de la pendule indiquaient 2 heures 29. Chacune des jeunes filles prit une respiration rapide, puis celle au piano commença à chanter doucement, quasiment en sourdine, « les Rameaux » dans une transcription pour ténor de la célèbre chanson de Fauré. A la fin, elle joua et chanta le rappel. Puis, ses doigts effleurant les touches si légèrement qu'ils n'en tiraient qu'un son comme un écho, elle survola les morceaux entre le premier et le second solo du ténor. Alors elle chanta de nouveau, aussi délicatement qu'avant.
La jeune fille blonde était assise près de la petite table, absorbée par la photo. Ses grands yeux paraissaient la dévorer, et cependant il y avait quelque chose d'absent, de contemplatif, dans son regard ferme. Elle ne dit rien jusqu'à ce qu'Esther eût joué le dernier morceau sur le programme.
« Il a eu trois rappels ce samedi passé, » dit-elle, et Esther joua les trois rappels.
Enfin elles fermèrent le piano et le petit meuble, et échangèrent un innocent baiser féminin, puis Louise partit, trouva le coupé de son père qui l'attendait et fut conduite de retour à sa vaste demeure, sombre, en grès près de Central Park.
Louise Laura Latimer et Esther Van Guilder étaient les seules enfants de deux familles qui, bien qu'elles fussent dotées des trois « Rs » qui sont tout, et plus encore sont indispensables pour s'assurer l'entrée dans la société newyorkaise – Richesse, Respectabilité et Religion – n'étaient pas encore introduites dans la Société ; ou, tout au moins, dans la société qui s'appelle elle-même Société. Ce n'était pas parce que la Société ne voulait pas les recevoir. C'était parce qu'elles trouvaient le monde trop terre-à-terre. C'était peut-être une raison – bien que l'horizon social des deux familles se soit quelque peu élargi alors que les filles grandissaient – pourquoi Louise et Esther, qui avaient été compagnes de jeu dès leur plus petite enfance, étant devenues deux jeunes filles excessivement sentimentales, fantasques et ardemment mélancoliques, pouvaient se trouver en train de passer une après-midi d'hiver lumineuse à célébrer un cérémonial d'adoration devant la photographie d'un ténor français à la mode.
Il était advenu que c'était un ténor français qu'elles vénéraient. C'aurait pu être aussi bien n'importe qui ou n'importe quoi d'autre. Elles étaient toutes deux à ce moment de l'adolescence féminine où le jeune tempérament féminin est déchiré par le désir ardent de s'exalter pour quelque chose, n'importe quoi. Elles avaient étudié la musique et avaient choisi pour idole le ténor qui était la sensation du moment à New York. Elles l'avaient écouté seulement sur la scène au concert ; elles n'auraient jamais l'occasion de l'approcher de plus près. Mais c'était une simple question de chance que l'idole n'ait pas été un Transcendantaliste de Boston, un Prêcheur populaire, un Guérisseur par la Prière, ou une vieille domestique à frisettes avec des idées avancées sur la Mission de la Femme. Les cérémonies auraient pu être différentes dans la forme, l'exaltation aurait été la même.
M. Hyppolyte Rémy était en effet le héros musical de l'heure. Quand sa venue fut annoncée, les critiques de New York, qui sont un groupe particulièrement méfiant et incrédule, furent enclins à déprécier sa réputation européenne.
Quand ils apprirent que M. Rémy n'était pas seulement un grand artiste, mais un homme dont le caractère « était totalement étranger à ce regrettable relâchement qui est si souvent une tache sur le fier blason de sa noble profession ; » qu'il était marié à une dame américaine ; qu'il avait « embrassé la religion protestante » – aucune secte n'était spécifiée, sans doute pour ne pas provoquer de jalousie – et que sa santé était fragile, ils en vinrent à suspecter qu'il pouvait vouloir solliciter qu'on verse des avances pour son tour de chant. Mais quand il arriva son triomphe fut complet. Il était aussi séduisant que sur ses photos, même s'il était un rien trop petit, un soupçon trop corpulent.
C'était aussi un chanteur de talent ; avec une voix superbe et une solide technique en fin de compte. C'était avant les jours de la suprématie de Wagner et peut-être que son trémolo qui fut apprécié sans contestation ne le serait pas maintenant ; mais c'était un grand artiste. Il connaissait son travail comme son agent artistique connaissait le sien. Les concerts de Rémy étaient un immense succès. Places avec réservation, 5$. Pour les groupes de six, 25$.
Le lundi suivant, Esther Van Guilder se rendit à l'invitation de son amie, répondant ainsi à une sollicitation pressante reçue par courrier. La grande pièce sans subtilité de Louise Latimer ne pouvait se transformer en le douillet nid qu'est un boudoir. Il y avait trop de lourdes ornementations de soie – trop de cet immense lit comme un sarcophage – trop de magnificences rembourrées, sans préoccupation du coût... ni du goût. Un agrandissement d'un ambrotype (Ndt : procédé photographique très populaire des années 1850 jusqu'au milieu des années 1860, notamment pour les portraits ; un de ses avantages résidait dans la rapidité de la prise de vue, pour l'époque : 2 à 5 secondes. Voir des exemples sur le site de American Antiquarian Society http://www.americanantiquarian.org/content/ambrotypes-inventory) de l'ancêtre des Latimer, au moment de son arrivée à New York depuis le New Hampshire, et une photo d'un « modéle enfant » par Millais (Ndt : peintre et illustrateur anglais, 1829-1896), contituaient toutes ses oeuvres d'art. Il ne faisait pas de doute qu'ils avaient été montés à l'étage pour débarrasser un vestibule qui franchissait un niveau social. La ferme des origines était à six générations derrière Esther ; deux derrière Louise.
Esther trouva son amie dans un état d'excitation presque fiévreuse. Ses yeux brillaient ; ses joues claires étaient hautes en couleur.
« Vous ne devinerez jmais ce que j'ai fait, ma chère ! » commença-t-elle, dès qu'elles furent seules dans la grande pièce. « Je vais le voir – lui parler – Esther ! » Sa voix était solennellement posée, « le servir ! »
« Oh Louise ! Que voulez-vous dire ? »
« Le servir – de mes propres mains ! Pour... pour... l'aider à mettre son manteau – je ne sais pas – pour faire les choses que fait une servante, peu importe, afin que je puisse dire qu'une fois, juste une fois, juste pour une heure, j'ai été près de lui, été à son service, lui ai été utile pour une petite chose, aussi sincèrement qu'il sert NOTRE ART. »
La musique était LEUR art, et aucune lettre capitale ne pourrait exprimer à quel point il était leur ou à quel point c'était un art. « Louise » questionna Esther, avec un regard effrayé, « êtes-vous folle ? »
« Non. Lisez ceci ! » Elle tendit à l'autre jeune fille une coupure des colonnes d'annonces d'un journal.
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ON DEMANDE FEMME DE CHAMBRE ET SERVANTE, jeune fille soignée et agréable, pour travail facile. Posez votre candidature auprès de Mme. Rémy, théâtre Le Midlothian,............Broadway.
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« Je l'ai vue par hasard, samedi, après vous avoir quittée. Papa avait laissé son journal dans le coupé. Je me rendais à mon cours de premiers soins aux blessés – c'est à quatre heures maintenant, vous savez. J'ai pris ma décision immédiatement – ça m'est venu comme une inspiration. J'ai seulement attendu le moment où ils montraient comment ligaturer des artères et là je me suis glissée dehors. Beaucoup de jeunes filles se glissent dehors à ces moments insupportables, vous savez. Et ensuite, au lieu d'attendre dans la salle d'attente, j'ai mis mon manteau, tiré la capuche sur ma tête et couru jusqu'au Midlothian ; c'est juste au coin, vous savez. Et j'ai rencontré sa femme. »
« De quoi avait-elle l'air ? » s'enquit Esther, avidement.
« Oh, je ne sais pas. Affreusement théâtrale dirais-je. Elle avait une robe de chambre de soie rose molletonnée ; à quatre heures, pensez ! J'étais absolument effrayée en arrivant là ; mais il n'y a pas eu le moindre problème. Elle m'a à peine regardée et m'a engagée sur le champ. Elle m'a juste demandé si j'accepterais de faire tout un tas de choses &nash; j'ai oublié de quoi il s'agissait – et où j'ai travaillé avant. J'ai dit chez Madame Barcalow.
« Madame Barcalow ? »
« Voyons, oui, ma tante Amanda, vous savez bien, à Framingham. Je dois toujours laver les tasses à thé quand j'y vais. Tantine dit que tout le monde doit se rendre utile dans sa maison. »
« Oh, Louise ! » s'écria son amie, admirative et stupéfaite ; « comment avez-vous pu penser à faire ça ? »
« Et bien, je l'ai fait. Et elle – sa femme, vous savez – a seulement dit: « Oh, je suppose que vous conviendrez aussi bien que n'importe qui ; vous les jeunes filles êtes toutes les mêmes. »
« Mais elle vous a vraiment prise pour une... domestique ? »
« Voyons, oui, bien sûr. Il pleuvait. Je portais ce vieux long manteau, vous voyez. Je dois me présenter à midi samedi prochain. »
« Mais, Louise ! » s'écria Esther, atterrée, « vous ne pensez pas vraiment y aller ! »
« Si ! » s'écria Louise, dans un grand sourire triomphal.
« Oh, Louise ! »
« Maintenant, écoutez, ma chère,» dit Mademoiselle Latimer, avec l'esprit de décision d'une jeune dame enthousiaste dans les veines de laquelle coulait du sang de Nouvelle Angleterre. « Ne dites rien jusqu'à ce que je vous ai expliqué mon plan. J'ai pensé à tout, et vous devez m'aider. »
Esther frissonna.
« Vous êtes une enfant stupide ! » cria Louise. Ses yeux pétillaient : elle était dans un état d'excitation extatique ; elle ne pouvait voir aucun obstacle qui s'opposerait à son plan. « Vous ne croyez pas que je considère y rester, vraiment ? Je vais y aller pour midi, à quatre heures il rentre de la matinée (Ndt : en matière de spectacle, la matinée se situe l'après midi, de 13 à 16-17 heures environ) et à 5 heures je récupère mes affaires, sors en courant, je vous retrouve en train de m'attendre dans le coupé et nous filons. Maintenant vous comprenez ? »
Il fallut quelque temps pour que l'esprit moins aventureux d'Esther s'acommode à l'idée de participer à cette aventure risquée ; mais elle commença après un moment, à ressentir les délices de cette aventure indirecte et finalement les deux jeunes filles, les joues en feu, les yeux brillant fiévreusement, leurs voix tremblantes de fébrilité enfantine, se décidèrent à envisager les voies et les moyens ; cependant c'était deux jeunes femmes bien surveillées et trouver cinq heures de liberté était à la limite de l'impossible. Cependant, il existe une manoeuvre financière connue comme « chèques à découvert » dans laquelle A remet un chèque sans provision à B et B fait de même pour A, créant un équilibre imaginaire entre le temps et la chambre de compensation ; et par une combinaison similaire, qu'un étudiant en éthique sociale à l'esprit pénétrant avait appellée « invitations à découvert », les jeunes filles découvrirent qu'elles pouvaient faire leur le samedi après-midi et échapper complètement aux regards vigilants de la mère d'Esther et de la tante de Louise ; Louise avait seulement une tante à prendre en compte.
« Et, Oh, Esther ! » s'écria le socle de la conspiration, « j'ai pensé à une valise ; il me faut une malle bien sûr, ou elle pourrait me demander où sont mes affaires personnelles et je n'aurais pas un bobard crédible à répondre. Vous vous rappellez la bonne française qui est morte trois jours après être arrivée ici ? Sa malle est encore en haut dans le grenier, et je ne crois pas que quelqu'un vienne jamais pour elle ; elle est là depuis sept ans maintenant. Montons et jetons-y un oeil. »
Les filles gambadèrent en haut jusqu'à la grande pièce inutilisée, où des amoncellements de rebuts domestiques obstruaient les fenêtres sales. Dans un coin, derrière la chaise de bébé de Louise et un porte-chapeau démodé qui ressemblait à un gouvernail, elles trouvèrent la petite malle en fer-blanc peinte en marron, sanglée avec des cordes à linge.
« Louise ! » dit Esther avec précipitation, « comment lui avez vous dit que vous vous appellez ? »
« J'ai juste dit Louise. »
Esther pointa le nom peint sur la malle,
LOUISE LEVY.
« C'est un signe de la Providence, » dit-elle. « D'une façon ou d'une autre, maintenant, je suis sûre que vous avez raison d'y aller. »
Et ni l'une ni l'autre de ces consciencieuses jeunes femmes ne pensa un instant au désagrément qui pourrait être occasionné à Madame Rémy par la défection de sa nouvelle servante une demi-heure avant le dîner le samedi soir.
« Oh mon enfant, vous voilà ? » furent les paroles d'acccueil de Mme Rémy à midi le samedi. « Bon, vous êtes ponctuelle ; et vous avez l'air propre. Alors, allez-vous briser ma vaisselle ou allez-vous voler mes bagues ? De toute façon, nous le saurons bien assez tôt. Votre malle est en haut dans votre chambre. Allez au quartier des servantes, juste en haut de ces escaliers. Demandez pour la chambre qui correspond à l'appartement 11. Vous allez loger avec leur bonne. »
Louise fut soulagée par ce moment de répit. Elle s'était jetée à l'eau ; elle était déterminée à aller jusqu'au bout. Mais son coeur cognait et ses mains tremblaient. Elle grimpa six volées d'un escalier en colimaçon et une fois arrivée en haut se retrouva avec les jambes flageollantes et la tête qui tournait alors qu'elle observait autour d'elle. Elle était dans une grande pièce qui occupait la moitié de l'étage, huit mètres carré. Presque toute la place était occupée par des amas de vieux meubles et de literie, des rouleaux de tapis et de toiles, des toiles cirées, un bric à brac d'accessoires de ménage ; une épaisse couche de poussière recouvrait tout. On avait laissé un petit espace libre sur trois des côtés pour permettre l'accés aux trois couloirs de pièces semblables à des cellules, dans chacune desquelles le plafond s'inclinait depuis juste au-dessus de la porte jusqu'à une petite fenêtre au niveau du sol. Dans chaque pièce il y avait un lit, un bureau supportant une cuvette pour la toilette, un petit miroir et une ou deux malles. Des vêtements féminins étaient suspendus aux murs blanchis à la chaux. Elle trouva le N°. 11, quitta, éperdument, son chapeau et sa veste et s'affaissa sur la petite malle marron en fer blanc, toute tremblante de la tête au pied.
« Hello, » appellait une voix joyeuse. Elle leva les yeux et vit une bonne dans une veste de calicot sale.
« Venez d'arriver ? » demanda cette personne, avec un plaisant sans manière. C'était une grande fille de belle allure, aux cheveux roux et aux joues brillantes. Elle était appuyée contre le chambranle et polissait ses ongles avec une petite brosse. Ses mains étaient bien proportionnées.
« Pas habituée à gambader dans les escaliers hein ? Vous vous y ferez. 'Louise Levy,' » elle lisait le nom sur la malle. « Vous ne ressemblez pas à une juive. On ne peut rien déduire des noms, pas vrai ? Mon nom est Slattery. Penseriez que je suis Irlandaise, pas vrai ? Eh bien j'suis pure new yorkaise. Je mourrais avant que d'être Irlandaise. Née ici. Neuvième district et à côté d'une caserne de pompiers. Qu'en dites-vous ? Il y a aussi des Juifs blancs. J'ai travaillé pour un d'eux, à gratter des peaux de phoques dans la rue Prince. Ca m'a presque arraché les poumons. Mais c'est pas pour ça que j'ai laissé tomber le boulot. Ca me ruinait les mains, comprenez ? Je vais me marier à l'automne avec un gentleman allemand. Quand on le connait, il n'est pas si Allemand. Il est épicier. Un employé actuellement ; mais il achète la boutique au patron à l'automne. Qu'est-ce que vous en dites ? Il est fou de mes griffes, faut que je les soigne. Je suis venue ici parce que le travail est facile. Je n'ai pas à travailler ; seulement être en train de faire quelque chose, voyez ? Seulement à m'occuper de cinq couloirs et des lampes. Vous turbinez pour une famille, j'suppose ? Je voudrais pas le faire. Je me fiche du superviseur ; mais je serai morte avant que d'être commandée par une femme, voyez ? Dites, avec quelle famille vous avez dit que vous êtes ? »
Ce flot de paroles avait fait l'effet d'un tonique sur Louise. Elle put répondre :
"M... Mr. Rémy."
« Ramy ?.. oh, mon Dieu ! Vous turbinez pour Sa Majesté des Amygdales ? Eh bien, vous n'y resterez pas longtemps. Ils sont plus radins qu'un prêteur sur gages, voyez ? Ils mettent en location leur chambre ici et s'arrangent avec le onze. Leurs bonnes ne restent jamais. Bon, je dois y aller, ou le superviseur va m'en faire entendre. Bon, au revoir ! »
Mais Louise avait descendu à toute allure les escaliers. « Sa Majesté des Amygdales » résonnait à ses oreilles. Quel blasphème. Quel sacrilège ! Elle put à peine feindre de prêter attention aux premières instructions de Mme Rémy.
Le ménage était parcimonieux. Louise lavait la vaisselle du traiteur ; il avait fait une réduction sur ses tarifs. De même elle apprit qu'un petit-déjeuner tardif remplaçait le déjeuner. Elle commençait à comprendre ce qu'il en était. Les lits avaient été faits ; mais il restait de quoi faire. Elle aida Mme Rémy à laver à l'éponge une pile de beaux atours délavés ; ses robes à elle. Si seulement ç'avait été ses manteaux à lui ! Louise pencha son visage chaud sur les soies et les satins voyants et serra les bouts de ses doigts étuvés sur l'éponge mouillée. A trois heures trente Mme Rémy rompit le silence.
« Nous devons être prêtes pour Mussieur, » dit-elle. Louise fut remplie d'une joie extatique. L'heure de sa récompense était à portée.
Être prêtes pour « Mussieur » apparut être un processus effarant. D'abord elles firent infuser ce que Mme Rémy appelait une « teaze Anne. » Après la tisane, une multitude de potions et de cosmétiques furent déployés en un ordre précis. Puis de l'eau fut mise à chauffer sur une cuisinière à gaz. Enfin une petite table fut arrangée avec soin.
« Mussieur dîne à quatre heures et quart, » précisa Madame. « Je ne prends le mien qu'après qu'il se soit reposé et que je l'aie laissé au concert. Le voilà qui vient. Quelquefois il arrive à la maison plutôt énervé. S'il est énervé, ne partez pas et n'en faites pas toute une histoire, entendez-vous mon enfant ? »
La porte s'ouvrit et Mussieur entra, enveloppé dans un large pardessus à passementerie. Il ne faisait aucun doute qu'il fût énervé. Il jeta son chapeau au sol, comme Jupiter lançant un éclair. Le feu étincelait de ses yeux. Il avança vers sa femme et lui mit devant le visage un journal, une petite feuille rose, une publication notoirement malhonnête.
« Ceci » cria-t-il avec un accent français prononcé, « est votre faute ! »
« De quoi s'agit-il, maintenant, Hypplite ? » demanda Mme Rémy.
« Ce dont il s'agit ! » cria le ténor. « C'est l'histoire de comment ils m'ont hué à Nice ! Tout est là – comment j'ai été hué – dans cette sacrée feuille – dans ce torchon infâme ! Et c'est vous qui l'avez raconté à ce Rastignac du diable – traîtresse ! »
« Vraiment, Hypplite, » plaida sa femme, « si je ne peux même apprendre suffisamment de français pour parler avec vous, comment vais-je aller dire à Rastignac que vous avez été hué ? »
Ce raisonnement fit taire Mr. Rémy pendant un instant ; seulement un instant.
« Vous l'avez fait ! » s'exclama-t-il, dressant le menton et avançant le visage.
« Eh bien, je ne l'ai pas fait, » dit Madame, « et de toute façon personne ne lit cette chose. Maintenant, ne vous en occupez plus et laissez moi vous quitter vos effets, ou vous allez prendre froid. »
Monsieur Rémy céda finalement à la nécessité de self-préservation et permit à sa femme de lui retirer son pardessus à passementerie, et de le dérouler d'un système de châles de soie à côté duquel le noeud gordien n'était qu'un noeud coulant. Ceci fait, il s'assit devant le nécessaire de toilette et Mme Rémy, après avoir noué une bavette autour de son cou, s'activa à le coiffer et à mettre de la brillantine sur sa moustache. Son mari anima l'opération en lisant le journal rose.
« En général on ignore que ce distingué ténor a été hué en public sur scène à Nice, l'année... »
Louise était appuyée contre le mur, se sentait mal, étourdie et effrayée, une étrange sensation de honte et de dégradation au coeur. Finalement le regard du ténor tomba sur elle.
« Une autre idiote ? » interrogea-t-il.
« Elle n'est pas très dégourdie, Hypplite, » répondit sa femme ; « mais je pense qu'elle fera l'affaire. Louise, ouvrez la porte, voilà le traiteur. »
Louise plaça machinalement les couverts sur la table. Le ténor s'assit de lui-même devant les plats et noua une serviette à son cou.
« Et comment a été le Chant de Bénédiction cette après-midi ? » s'enquit sa femme.
« La Bénédiction ? Ah ! Un bis, un seulement. Ces cochons d'Américains. Je ferais mieux de donner une paire de coups de poing à ces pourceaux. Encore des côtelettes ! Vous voulez m'assassiner ? Qu'est-ce que ça signifie madame ? Vous êtes liguée avec mes ennemis. Le monde entier est contre l'aaartiiiste ! »
La tempête qui suivit fit paraître la première un simple zéphyr. Le ténor épuisa son vocabulaire exécratoire français et anglais. Finalement, à titre de final dramatique, il saisit l'assiette de côtelettes et la jeta au loin. Il visait le mur ; mais les Français ne sont pas de bons lanceurs. Avec vacarme et fracas, l'assiette et les côtelettes traversèrent le large carreau. Dans le moment de silence stupéfait qui suivit, le bruit du fracas final s'éleva doucement depuis le trottoir.
« Ah-a-a-a-a-a-a-a-a-a-ah ! » Le ténor se dressait avec le hurlement d'une hyène épouvantée.
« Oh, mon dieu ! » s'écria sa femme ; « Il va faire une de ses criiiises... ses criiiises de nères ! »
Il faisait une crise de nerfs. « Dix dollars ! » cria-t-il, « dix dollars de vitre ! » Il empoigna ses cheveux pommadés ; il arracha sa serviette et sa cravate, et pendant trois minutes consécutives il hurla sauvagement et inintelligiblement. On pouvait cependant discerner que « aaartiiiste » et « dix dollars » constituaient les thèmes de son improvisation. Enfin il s'affaissa sur la chaise et son épouse livide se rua à ses côtés.
« Louise » cria-t-elle, « sortez du cabinet la bassine pour les pieds pendant que j'asperge sa gorge, ou il ne pourra pas émettre un son. Remplissez-la d'eau chaude – 102 degrés – voilà le thermomètre – et faites lui tremper les pieds. »
Tremblante de la tête aux pieds, Louise obéit aux ordres et apporta la bassine pour les pieds, remplie d'eau bouillante. Puis elle s'agenouilla et commença à s'occuper du maestro pour la première fois. Elle lui ôta ses chaussures. Elle s'arrêta à ses chaussettes. Pouvait-elle se permettre ?
« Idiote ! » s'exclama l'affligé, « hâtez-vous ! Je meurs ! »
« Gardez la bouche ouverte mon cher, » dit Madame, « je ne vous ai pas aspergé ni à moitié. »
« Ah! Vous ! » cria le ténor. « Chipie ! Démon ! C'est vous qui m'avez tué ! » Et mu par un accès de rage aveugle, il tendit le bras et repoussa brutalement sa femme.
Louise se releva, un regard ferme, dur, de la bonne vieille Nouvelle Angleterre sur son visage. Elle souleva la bassine à hauteur de sa poitrine et la renversa sur la tête du ténor. Pendant un instant elle fixa le déluge et la bassine qui oscillait sur le crâne du ténor comme un casque trop large de plusieurs tailles ; puis elle fila comme le vent.
Une fois dans les quartiers des servantes elle saisit son chapeau et sa veste. D'en bas montaient des cris de rage folle.
« Je la tuerai ! Donnez-moi mon couteau ; donnez-moi mon révolver ! Au secours ! A l'assassin ! »
Mademoiselle Slattery apparut dans l'embrasure de la porte, toujours en train de polir ses ongles.
« Qu'avez-vous fait à sa Majesté des Amygdales ? » s'enquit-elle. « Il est plutôt remonté, ce taré. »
« Comment puis-je sortir d'ici ? » s'écria Louise.
Mademoiselle Slattery désigna une petite porte. Louise dévala un long escalier, un autre et encore d'autres, traversa une grande pièce où montaient des odeurs de cuisine et les craquements du feu, au milieu des cuisiners et des garçons de cuisine coiffés de blanc, puis un long corridor de pierre et se retrouva dans la rue. Elle cria comme une perdue en voyant le visage d'Esther à la vitre du coupé.
Elle rentra chez elle ; guérie.
Dû à la
Soudaine indisposition
de
M. RÉMY
Il n'y aura pas de
Concert
Ce soir.
Billets remboursés à la
Caisse.
FIN
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