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Rez-de-chaussée - numéro 3. Par la Lecture Universelle.

 

Dans les Bureaux d'une Rédaction

 

Nous vîmes une tête apparaître dans l'embrasure de la porte ; la porte se referma derrière son cou. Il était tellement grand que nous nous demandâmes s'il était debout sur une chaise. Des pommettes relevées, les extrémités des moustaches qui retombaient, un long nez fin, et couvert de coups de soleil, tel est le visage qui nous regarda si longtemps que nous y fûmes bien habitués avant de voir la bosse de chameau de la pomme d'Adam et le haut col avec un ruban rouge pour cravate qui suivaient. Puis continua une maigreur qui terminait avec les extrémités du pantalon, froissées pour avoir été enfoncées dans les bottines.

Il regarda autour de lui comme si notre bureau, qui était seulement l'édition de Brooklyn d'un journal de New York, était une des merveilles du monde, puis, par une série d'angles - juste comme vous plieriez un mètre en métal par ses articulations, un angle à ses chevilles, un angle à ses genoux, un autre à sa taille, il s'assit.

Je ne lui prêtai aucune attention. "Doc" White commença à écrire, et Forster se mit à étudier un carnet de notes. Nous étions salariés et n'allions pas nous abimer les yeux pour un travail extra ; on n'avait jamais vu de visiteurs qui auraient pu avoir des histoires valant la peine qu'on envoie quelqu'un investiguer. Mais le jeune Bingler, qui était en train de rêvasser, sembla intéressé. Plus il écrivait, plus il était payé ; ce garçon avait un vocabulaire qui vous étonnerait voire même vous mettrait en difficulté ; pour les sujets sur la « sphère mondaine » il était payé deux fois plus que pour la « pègre », aussi s'exprimait-il toujours par polysyllabes, et d'un homme glissant sur une peau de banane il pouvait écrire un livre. Un jeune homme généreux, mais être payé à la longueur de l'article fait qu'il était connu pour avoir transformé « Smith » en « Smithers » pour trois lettres de plus. Vous pouvez imaginer le gain par vous-même, mille six cents mots la colonne, et pour une colonne quatre dollars et demi.

Bingler dit : « Bien, y-a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour vous ? »

Le visiteur se redressa, se redressa et continua de se redresser. Quand toute sa personne fut verticale il demanda :

« Êtes-vous le rédacteur en chef ? »

C'était de la flatterie en fait ; Bingler était si jeune que n'importe quel visiteur l'aurait pris pour le garçon de course.

Bingler répondit : « Et bien non, je ne peux pas dire ça. Mais le rédacteur en chef est débordé, et je ferai aussi bien l'affaire. »

« Alors pouvez-vous me donner un travail ? J'ai travaillé dans plusieurs journaux du Vermont (État des États-Unis) et je veux me faire une place ici. »

Bingler dit, brièvement : « Il n'y a pas de postes vacants. » Bien sûr c'est ce que répond un rédacteur payé à la ligne. Bingler serait heureux que le staff soit réduit de moitié, alors que nous avec un salaire fixe nous râlions depuis un mois. Bonner avait été démis de ses fonctions pour rien moins qu'utiliser sa position pour des escroqueries, et personne ne l'avait remplacé.

« Il n'y a aucun doute quant au poste vacant, » grommela Forster ; « mais ce specimen ne fera jamais l'affaire. »

En général, je suis pragmatique et ne verse pas dans le sentimentalisme, mais je dois admettre que je peux être compatissant quand j'ai un bon motif professionnel pour être compatissant.

« Pourquoi ne lui donnez-vous pas une chance ? » demandai-je. Un autre individu s'occuperait de la routine professionnelle, au moins de mes tâches rebutantes, et les tâches rebutantes n'ont aucun attrait pour moi.

Je dis : « Le rédacteur en chef est derrière cette cloison ; parlez-lui. »

« Besoin de quelqu'un ? » dit le rédacteur en chef local. « Pas actuellement. En fait j'ai trois hommes de plus que je ne peux en maintenir occupés. » Bien à lui de dire ça ! Qu'en était-il de moi, je voulais savoir ! Je n'étais certainement pas l'un des trois oisifs, et, me penchant en arrière, je pensai amèrement à mes tâches rebutantes.

Le Vermontois ensoleillé retourna à sa chaise. Bon, en fait ce fut au bureau de Bonner, et comme il n'était dans les pieds de personne, alors, s'il voulait rester, qu'il reste.

Il sembla y trouver du plaisir. Il avait avec lui un grand et volumineux album. Et, y consultant les coupures de journaux, il poussait de petits gloussements de rire. Puis il dut être tombé sur quelque chose d'encore plus drôle, car il sortit une main osseuse, et cacha sa bouche de ses rangées de phalanges. Il essaya de lire un peu plus, mais dut se résoudre à fermer ce livre ; comme s'il y avait des choses si amusantes à l'intérieur, qu'il ne lui était pas possible de lire en contrôlant son hilarité.

Le rédacteur en chef - nous l'appellions « Vieilles Bretelles » - agité d'inquiétude, se mit à faire l'aller et retour dans l'allée entre les bureaux, comme s'il avait été assis trop longtemps.

Il s'arrêta devant la figure convulsée sur l'album et darda un long doigt dont l'extrémité était relevée, ce qui était sa façon de commencer quand il avait quelque chose à dire.

« Je croyais vous avoir dit qu'il n'y avait rien pour le moment. »

« Oh, oui. »

« Alors ? »

« Et bien, je suis en train d'attendre, juste attendre. Peut-être que vous aurez quelque chose plus tard pour moi. » Il se replongea dans l'album, mais ce qu'il lisait était apparamment si amusant qu'il le referma d'un claquement et regarda le plafond pour dissimuler son plaisir.

Et Vieilles Bretelles retourna à son bureau à cylindre. Si peu habitué à être tenu pour quantité négligeable qu'il paraissait dépité ; c'était une épreuve à laquelle il n'était pas préparé.

Je me sentais bien en compagnie du Vermontois et de l'anxieux rédacteur en chef ; leur présence m'a aidé à passer le temps jusqu'au soir, quand je suis sorti pour couvrir une réunion politique et un discours. Non pas qu'un reportage était nécessaire. Contentez-vous de décrire n'importe quel meeting que vous ayez vu, et la description fera l'affaire. Comme pour le discours - il était dactylographié, mais il n'y avais pas assez de copies pour distribuer à tout le monde. Bungway du Standard en avait eu une copie, et quand je l'ai retrouvé chez lui pour en prendre des notes, nous nous sommes mis d'accord sur les endroits où intercaler « Applaudissements ! » « Rires ! » « Ovation ! » Ça a été une agréable soirée, j'ai fait une sieste dans le fauteuil de directeur de Bungway, acheté parce que c'était une bonne affaire, d'allure imposante mais confortable.

Je retournai au bureau, où Tinkler, le rédacteur en chef de nuit, me demanda jusqu'à quel point je m'étais approché du meeting ; le Vermontois étiré était encore là.

À onze heures du matin, il n'était pas parti. Foster, qui en qualité de chargé de sécurité avait fermé les bureaux, dit que le visiteur avait passé une nuit agréable, en se revigorant d'un paquet de sandwiches au jambon et en lisant son album.

Foster dit : « il est plein à craquer de ses propres histoires écrites pour des journaux du Vermont, à ce qu'il m'a dit. Je ne prendrais pas la peine de les lire, mais il dit qu'elles ne sont pas mal du tout. »

Vieilles Bretelles arpentait la pièce principale. Sa foulée semblait indiquer la peur qu'une autre défaite lui coûtât son autorité sur le personnel.

« Ne vous-ai je pas dit hier que je n'avais rien pour vous ? »

« Vous avez dit 'pour le moment' ».

« Alors ? »

« Alors, c'était hier. »

« Maintenant, voyez vous-même, il n'y a rien aujourd'hui. »

« Alors peut-être qu'il y aura quelque chose demain. »

Je commençais à espérer. La persévérance peut faire beaucoup, vous savez ; et si seulement il pouvait amener Vieilles Bretelles à le contrater, il y aurait une charge de travail en moins sur moi. La vérité est que j'avais seul autant à faire que trois membres du personnel, et pas un centime de plus pour autant. De vous à moi, je lui aurais volontiers écrit ses articles, juste pour lui montrer comment on les écrits, dans l'intérêt d'engager quelqu'un de plus. Je crois avoir dit que je suis un homme très pragmatique, mais je n'en ai pas moins ma part de bonté humaine, et je commençais à penser comment aider le pauvre diable. Vous le savez bien qu'il n'était pas juste que je doive faire le travail de trois hommes.

Mais pas Vieilles Bretelles !

Le vieux bonhomme regarda l'empilement d'articulations venu des Montagnes Vertes (Ndt : Montagnes Vertes - Green Mountains - est le nom d'une chaîne de montagnes de l'État du Vermont aux États-Unis).

« Demain n'arrivera jamais; vous vous fatiguerez d'attendre, » dit-il.

Bien entendu nous rîmes plus ou moins de bon coeur à ça, de sorte que le self-respect du vieux bonhomme fut restauré et qu'il put retourner au travail et parcourir les petites annonces de mariage à la recherche d'annonces datant d'environ un an, façon dont la plupart d'entre nous avons commencé nos idylles.

Je suis allé à la pièce vacante à côté et j'ai fait une petite sieste allongé sur deux chaises, car j'avais été brutalement surchargé de travail ; et comme on ne m'avait pas assigné de tâche, c'est le soir seulement que je suis retourné travailler. Je suis allé à l'hôpital où on s'en est grillé une et pris un verre avec l'interne, qui me convainquit que les rumeurs de négligence et de cruauté étaient sans fondement. On m'envoya sur autre chose, comme vous vous en doutez. Il y a toujours quelque chose que je dois faire, pauvre souffre-douleur que je suis !

Il était minuit quand je suis rentré au bureau. Le Vermontois était plongé dans son album, portant ses articulations devant son mince sourire.

Le rédacteur en chef de nuit sourit soudainement. Il était plus ou moins au courant de son déséquilibre car il nous regarda Foster et moi en quête d'un appui moral.

Le rédacteur dit : « Vous voulez une tâche mon ami ? » Le rédacteur était plutôt embarrasssé ; il était trop visiblement préoccupé d'être digne et de temps en temps devait se résoudre à une plaisanterie.

Le Vermontois s'étira comme les tubes d'un téléscope et acquiesça.

"Bon, vous descendez à cette adresse et voyez Mr. Grayson. Interrogez-le sur la comète et ne revenez pas sans une bonne interview. On doit se démarquer des autres avec ça.

Ethan Allan (Ndt : trait d'humour pour désigner le Vermontois ; Ethan Allen est un révolutionnaire américain de la première heure et un chef de guérilla qui a lutté contre la colonisation du Vermont par la Province de New York, et plus tard pour son indépendance durant la Guerre d'indépendance des États-Unis) enjamba les chaises, les bureaux et les porte-journaux pour se frayer un chemin droit jusqu'à la porte.

Je dis : « Ne comptez-pas sur moi, quand ce type reviendra. Et qu'on ne me jette pas à la figure des « Congrès Continentaux » et des « Grands Jehovahs ». Vous pouvez jouer tout seuls avec lui à Ticonderoga. » Parce que je connaissais très bien le vieux Grayson, qui se mettait au lit à neuf heures, devenait hors de lui à la vue d'un journaliste, et était rendu furieux par la simple mention de l'astronomie, parce qu'un astronome s'était enfui avec sa fille. Le vieux Grayson ne savait pas distinguer une comète de la lune.
(Ndt : « Grand Jehovah » (Great Jehovah) « Congrès Continental » (Continental Congress) et « Ticonderoga » font allusion à la capture du Fort Ticonderoga en 1775 par la milice des Green Mountains Boys - Garçons des Montagnes Vertes - conduite par Ethan Allan lors de la Guerre D'Indépendance des États-Unis ; Ethan Allen aurait répondu au chef du fort que la reddition de celui-ci se faisait au nom de l'autorité du Great Jehovah and the Continental Congress - le Congrès Continental était une réunion des délégués des 13 colonies, et avait déclaré la Guerre d'Indépendance des États-Unis. Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Capture_of_Fort_Ticonderoga)

Ethan fut de retour une heure après.

« Et bien ? » dit le rédacteur en chef de nuit. Il s'assura que nous étions toujour là.

Ethan répondit : « Il n'y a rien à tirer de cette interview, elle est indigne d'être publiée et s'attirerait votre refus le plus catégorique. Je l'ai frappé dans l'oeil, mais juste le nécessaire, pour éloigner ses dents de mon thorax. » À ce jour, nous n'en savons pas plus sur cette interview.

Ce sot retourna à son bureau, semblant penser que, s'étant vu assigner une tâche, il avait le droit d'être ici. Du point de vue de ma sagesse et de mon expérience dans ce monde, il paraissait pitoyable de voir ce garçon mal dégrossi et ingénu ici, où il ne pourrait jamais prendre soin de lui-même, et ne pourrait apprendre les subtilités du mode de vie citadin.

Le matin suivant c'était un jeudi - jour de paye. Les garçons étaient en train d'établir leurs notes de frais. Montagnes Vertes était encore là.

Bingler remis un rouleau de colonnes de chiffres collées ensemble, aussi long qu'un de ces rouleaux de bandes de papier avec lesquels nous faisions des épées et des fusils quand nous étions très jeunes. Montagnes Vertes récupéra une fiche de facturation auprès du garçon de bureau, et, après l'avoir datée la remplit. Il alla au bureau à cylindre et l'y déposa.

Vieilles Bretelles lui jeta un regard noir.

Il déclara : « Jeune homme, j'ai été bon prince avec vous, vous permettant de rester assis ici à l'abri du froid, pensant que peut-être vous ne connaissiez pas vraiment les usages de la vie urbaine, mais votre impertinence va trop loin. A quoi se rapporte cette facture ? Vous facturez pour avoir utilisé une chaise ? Emportez votre prétention à l'humour et trouvez la sortie, si vous n'avez pas oublié comment y aller, depuis tout ce temps que vous êtes arrivé. »

Montagnes Vertes, le visage maigre dépourvu d'expression, restait là tendant la facture.

Vieilles Bretelles la lui arracha des mains.

« Quarante cents ? Pour ? »

« La nuit dernière on m'a assigné un travail dont il n'a résulté aucun article, donc je vous la remets pour le temps passé. »

« C'est vrai, » dis-je, tout en tâchant de couvrir le rédacteur de permanence de nuit. « Tinckler avait quelque chose au sujet de la comète et pensait que c'était une supercherie, et n'avait personne d'autre à envoyer. »

Vieilles Bretelles grommela : « Mr. Tinkler n'aurait pas dû faire ça ; il aurait dû attendre que quelqu'un d'autre soit disponible. Où étiez-vous ? Encore endormi quelque part ? » Et se tournant vers le Vermontois, il cria : « Par tous les cieux ! Vous voulez une mission ? »

Montagnes Vertes répondit : « Par tous les cieux, je veux, mais je la préfère sans relation avec les comètes ou les étoiles ! »

« Alors, » dit Vieilles Bretelles, « alors... » Il voulait donner au garçon quelque chose que personne ne pourrait faire. Il est possible qu'il y ait pensé ; aussi dit-il, avec bonhomie : « Allez, filez voir ce qu'il en est de cette coupure de presse. Vous devriez être en mesure d'en tirer quelque chose. Si vous pouvez traiter ça de manière satisfaisante, il se peut que j'ai autre chose à vous proposer. J'ai trois hommes de plus que nécessaire, mais il faut essayer avec ce qui se présente. »

Je suivis le Monument de Bennington (Ndt : là encore, trait d'humour pour désigner le Vermontois ; le Monument de Bennington est un obélisque qui commémore la Bataille de Bennington dans l'État du Vermont, lors de la guerre d'indépendance des États-Unis) jusque dans le hall et lui demandai quelle était sa mission. On aime en savoir plus sur les évènements quand on n'a rien d'autre à faire.

Monument me montra la coupure de presse : un chien domestique enterré par des marins dans l'arsenal de la marine. Et, entre vous et moi, Vieilles Bretelles devait y avoir pensé soigneusement et choisi cette mission à propos. C'est le genre de chose la plus difficile à écrire. Si on est maladroit avec une histoire drôle, au pire on sera juste coupable de non sens ou de farceur. Mais le pathos ! C'est un plongeon précaire dans la mièvrerie et le faux pathos n'est pas très loin. Peu sont capables de le dépasser.

« Bien, bonne chance à vous ! » dis-je. Mais en moi-même je me disais : « Une telle histoire ne devrait jamais être écrite par cette carte du Lac Champlain. » (Ndt : là encore, trait d'humour pour désigner le Vermontois ; le Lac Champlain est un grand lac qui se trouve à cheval sur les États-Unis - dont l'État du Vermont - et le Canada)

Maintenant, que ce soit de bon goût ou pas, la vérité est, que le pathos est dans mes cordes. J'ai écrit des histoires qui m'ont fait venir les larmes aux yeux. J'ai écrit des histoires qui m'ont fait m'exclamer à moi-même : « Après tout, tu dois être une personne vraiment bonne pour avoir des sentiments d'une telle profondeur ! » À vrai dire, Vieilles Bretelles ne partage pas mon opinion sur moi... Je suis franc, vous voyez. Il me tient strictement aux évènements et à la routine, de sorte que je n'ai que très rarement des opportunités. Et j'étais là, désirant juste un peu de travail pathétique de temps à autre, de même que j'ai connu ceux qui se consacrant aux travaux sérieux s'adonnent parfois à la plaisanterie et la fantaisie, ou s'il s'agit de comiques, aspirent à la tragédie.

Je ferais quelque chose de généreux. Je voulais vraiment aider ce pauvre, ce collègue mal dégrossi, car en vérité je ne pouvais plus supporter la pression de faire le travail de trois hommes, et à moins qu'il ne s'ajoute quelqu'un au personnel, il était assez probable que je craque.

Savez-vous ce que j'ai fait ? Abattu pas le surmenage comme je l'étais, je me suis assis et j'ai écrit moi-même l'histoire du chien. Personne ne le saurait, car je peux écrire avec deux styles ; mon style naturel imagé, et la main éduquée au journalisme de textes concis, enflés et facilement lisibles.

Le sujet m'a intéressé dès le début. Je l'ai écrit avec émotion, je l'ai écrit directement à partir de ce que je ressentais. Sur ma parole, je n'avais jamais rien fait avant d'aussi bon, et je n'ai jamais rien fait d'aussi bon depuis. Vous savez comment c'est - je cherche à être le plus franc possible et pas à me vanter - mais au moins une fois dans sa vie un débutant peut être inspiré au point que son travail puisse être aussi bon que celui d'un maître dans l'art d'écrire. Je ne suis pas un débutant, bien sûr, mais je dirais que c'était en quelque sorte ma façon de faire les choses.

Donc, j'écrivis sur le petit chien et sa destinée, et les marins, durs et rudes, mais avec des coeurs sensibles, après tout.

J'étais encore en train d'écrire quand Sucre d'Érable (Ndt : là encore, trait d'humour pour désigner le vermontois ; le sucre d'érable est une sucrerie faite à partir du sirop d'érable, notamment dans l'État du Vermont aux États-Unis) est rentré, après avoir écrit et réécrit.

Il avait encore son carnet de notes sous le bras, mais il n'osa pas y jeter un oeil par peur de pencher son front jusqu'à ses genoux.

Il murmura par dessus mon épaule: « S'il s'agissait seulement de quelque chose de drôle je pourrais faire ressortir de quoi vous secouer les côtes, mais je dois dire que j'ai une bonne histoire, c'est comme je vous le dis. »

Je me sentais vraiment désolé pour lui. Même sa vanité, qui est un défaut que je déteste, semblait pure ingénuité. Il ne se doutait guère de ce que j'étais en train de faire pour lui, par pure compassion et sans autre mobile ; je finis mon histoire, qui m'avait donné beaucoup de mal, qui semblait au delà de ce dont il était capable, juste alors qu'il rédigeait la dernière page de la sienne. Juste dans le coin à droite je signai de son nom, que j'avais pu découvrir, vu qu'il était en lettres énormes sur son album, et plaçai l'article sur le bureau du relecteur-correcteur, qui était trop occupé pour lever les yeux.

Problème ! Dans quelques instants l'obélisque remettrait son article. Comment expliquer qu'il y en ait deux ? Supposons que le sien soit lu en premier et jeté au panier ! Il pourrait passer des mois avant que nous soyions à nouveau si près d'avoir quelqu'un de plus dans le personnel. Bien sûr, je n'en était pas sûr, mais je pressentais que mon histoire lui vaudrait le bureau de Bonner, et que la sienne signifierait le retour au Vermont.

Et son histoire était au-dessus de la mienne sur le bureau du relecteur-correcteur.

Vieilles Bretelles m'appella.

Il me dit : « Il est temps que vous ayez quelque chose à faire. J'imagine que vous auriez honte de voir Foster faire son travail et presque tout le vôtre ! Eh bien ? »

J'ai ri. Vieilles Bretelles voulait plaisanter, même si dans son regard vous n'auriez jamais cru qu'il plaisantait.

Il dit : « Faites une demi-colonne au sujet de cette nouvelle bibliothèque ; voici toutes les informations. Faites que je n'ai plus à évoquer de nouveau cette paresse et cette propension à renvoyer le travail sur les épaules des autres.

Ses plaisanteries devaient retomber sur moi, parce que, bien sûr, je le comprenais ; aussi, pour la même raison, il n'admettrait pas que je faisais le travail de trois personnes. En retournant à mon bureau je saisis au vol l'histoire du Vermontois du dessus de la pile d'articles.

Et il était temps. Vieilles Bretelles appella le relecteur.

« Monsieur Knobscot, laissez-moi lire ce qu'à écrit ce jeune homme. Alfred ! » Le garçon de bureau se traîna de bureau en bureau.

Finalement Vieilles Bretelles et Knobscot se trouvèrent chacun en train de lire l'article.

Vieilles Bretelles dit... bon... la transcription phonétique usuelle devrait être « Ugh ! » Mais c'était plutôt quelque chose comme « Rrrjjkwww ! »

Il continua : « Oh, pauvre de moi, pauvre de moi, pauvre de moi ! Qu'est-ce que c'est que ça, qu'est-ce que c'est que ça, qu'est-ce que c'est que ça ! »

Ça pouvait stimuler le Vermontois après tout. Je jetai un coup d'oeil à l'article que j'avais pris de la pile sur le bureau. C'était quelque chose que Foster avait déposé là pendant que Vieilles Bretelles plaisantait avec moi. Alors que pensait-on de l'article que j'avais écrit ? Car le relecteur était en train de le parcourir, et, bien que je fusse troublé, j'étais satisfait de voir qu'il l'émouvait.

« Inepte ! » cria Vieilles Bretelles. Il perdait tout self-contrôle quand il voyait un mauvais travail.

Knobscot dit : « Eh bien, ce travail a ses compensations, après tout ! C'est excellent ! Ça vaut le coup de patauger et de se débattre pour tomber parfois sur quelque chose comme ça ! » Et de ça je ne pourrais jamais avoir le crédit, parce que la paternité ne pouvait m'en être attribuée.

« Sottise ! C'est moins que rien ! Absurde ! Ridicule ! » cria Vieilles Bretelles.

Knobscot, reposant l'article, dit : « C'est vraiment remarquable ! Voir quelque chose comme ça seulement une fois par an fait que supporter tout le reste en vaille la peine ! »

Et le Vermontois mécontent s'écria : « En tout cas, rendez moi mon boulot ! Il ne sera pas placardé sur votre mur pour qu'on s'en moque pendant les dix prochaines années ! »

« C'est pas le mien ! » ajouta-t-il, alors que Vieilles Bretelles lui tendait le manuscrit qu'il avait lu.

« Celui-ci c'est le mien, » dit-il à Knobscot. « C'est bon, n'est-ce pas ? »

« Le meilleur depuis des années ! »

D'une façon ou d'une autre les manuscrits avaient été mélangés, sans doute.

Et, bien que le garçon de bureau fut suspecté, personne ne sait à ce jour qui a écrit mon récit. Au fond, ce fut plutôt une bonne blague faite à Vieilles Bretelles, qui avait, bien sûr, grogné et s'était tordu de colère à dessein, ne sachant pas que le petit chef-d'oeuvre de pathos qu'il lisait était le mien.

La vie est révoltante ! Le Vermontois est aujourdhui un des grands chefs du principal journal, et je fais encore le travail de trois personnes pour dix-huit dollars la semaine. La vie est révoltante, je le répète !

FIN

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