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Rez-de-chaussée - numéro 1. Par la Lecture Universelle.

 

Arcvad le Terrible

 

Arcvad monta au sommet de son observatoire et regardant à travers son télescope géant il eut, en un instant, la planète terre sous son oeil scrutateur.

Arcvad était âgé de cent cinquante ans, comme ils disent sur la planète Terre; et il était juste dans la fleur de l'âge. Bien qu'il eût vécu dans la principale ville de Mars, Ulfete, aucune ville ne le revendiquait comme sien. Parmi les Martiens, Arcvad était appelé le Martien. Il était le couronnement de la pensée martienne, le sommet de son évolution intellectuelle. Il était le résumé de l'aspiration d'une race. Son intelligence était une fusion, amplifiée mille fois, des intelligences de Shakespeare, Newton, Euclide, Edison, Moses et Léonard de Vinci, de la planète Terre.

L'équivalent de Ecce Homo! chez les Martiens c'était Arcvad. L'équivalent chez les Martiens de Messie c'était Arcvad. Pendant cent-trente-cinq ans il avait jailli de ce suprême cerveau des inventions, des poèmes, des visions et de nouvelles harmonies construites sur les débris d'esprits moins élevés.

Ses idées avaient révolutionné la vie sur la planète. Ulfete était une ville de merveilles, comme l'étaient Ixrid, Poltum et Pranfar. Ces merveilles étaient nées du cerveau foisonnant d'Arcvad.

La vie sur Mars avait été dure dès le début. La nature était chiche et « l'homme » s'était développé tôt. Il avait dû développer et perpétuer rapidement toutes ses capacités latentes pour survivre à la menace de l'ennemi commun, la Nature. Comme conséquence, il n'y avait maintenant qu'une seule race. La nationalité était un concept inconnu, même s'il y avait des teints de peau différents à différents endroits de la planète. Une peur commune avait fusionné leurs instincts. De cette fusion précoce était née une race superbe de géants tant au physique qu'à l'intelligence. Une peur commune avait forgé une merveilleuse civilisation. Leur conscience avait un niveau de faculté qui pour nous serait supernaturel. Les lois intellectuelles et physiques connues des Terriens avaient été dépassées par eux des milliers d'années avant les temps présents. Ce qui échappe à la compréhension des Terriens, est pour eux lieu commun. Arcvad en cent-trente-cinq ans avait ajouté les miracles aux miracles, les merveilles aux merveilles, transformant et réadaptant sans cesse les vies des géants de cette planète.

Mais son poème scientifique suprême était encore à réaliser. Son acte prodigieux était encore à faire. Il allait faire sous les propres yeux de ses compagnons, disait-il, ce qui jusqu'ici avait était seulement en le pouvoir d'Og de le réaliser. Og est la formule algébrique martienne pour nommer l'inconnaissable et l'indicible ÊTRE. Les Martiens reconnaissaient l'existence de cette Entité à l'origine de tous les phénomènes, et l'exprimaient algébriquement par Og.

Les vingt-cinq millions d'habitants de Mars (les Martiens mettaient à mort avec une drogue qui provoquait de beaux rêves tous les malades, les chétifs et les nouveaux-nés mal-portants, la plus simple pitié ne les concernait qu'à peine), avaient vécu donc dans une situation d'attente proche de l'extase depuis trois ans, depuis le jour où Arcvad avait annoncé son intention de faire ce que, comme il le disait, serait à la fois un geste de pouvoir suprême et de miséricorde suprême. Et les Martiens parlaient maintenant de cela comme l'apothéose à venir du génie d'Arcvad.

Arcvad monta au sommet de son observatoire et regarda à travers son téléscope. C'était un géant même pour un Martien. D'une taille de près de trois mètres, son visage était d'un rouge cuivré profond dans lequel brûlaient deux mondes, deux immenses soleils noirs. Sa tête était surmontée d'une couronne de cheveux d'un noir de corbeau. Son visage était une Venise de sillons, de lignes et de rides. Les Martiens disaient que le visage d'Arcvad était une carte de la planète, qui est, effectivement, une Venise avec quarante milles canaux.

La nuit était éclatante. La Terre brillait au nord-est ; un point pourpre scintillant. Arcvad s'était, grâce à la puissance de son monstrueux télescope, fait maître des mondes. Il avait une longueur de six cents mètres et la lentille avait cent cinquante deux mètres de diamètre. Son pouvoir de grossissement était au-delà de toute imagination terrienne. On n'avait qu'à regarder à travers, et le reste était silence ; et effroi. Il montrait les planètes de notre système sidéral si proche des yeux qu'on ne pouvait voir en même temps que des petites parties d'elles. Il fallut à Arcvad des années avant d'avoir observé tout Jupiter.

Il avait découvert que toutes les planètes étaient inhabitées – sauf la Terre et Saturne. Mais la Terre était le sujet d'étude particulier d'Arcvad. Il était le maître de cette planète. Depuis quarante années ses yeux et son cerveaux conjointement avec son inquiétant instrument avaient disséqué la vie des êtres sur la planète voisine. Le drame de la vie sur la petite lumière pourpre au loin était plus familier à Arcvad qu'à n'importe quel Terrien. Il était l'espion sans trêve de l'espace.

Il avait réfléchi pendant des années sur le phénomène de la vie sur Terre. Ses essais et notes remplissaient des centaines de volumes. Ces livres, avec les films de la vie sur Terre, qui étaient projetés sur des écrans géants de granite, étaient les contes de fées de Mars. Ces images animées, l'invention d'Arcvad, étaient gravées directement depuis le télescope au moyen d'un merveilleux instrument, le flwong. Les premières images animées de la Terre – le cinématographe lui-même avait été une source d'amusement pour les Martiens des centaines d'années avant l'époque actuelle – étaient apparues à peu près à l'époque de la Guerre Civile américaine. Chaque évènement sur la planète depuis le bombardement de Fort Sumter jusqu'au naufrage du Titanic – par quelle formidable chance le télescope d'Arcvad était dirigé juste sur cette partie de la Terre cette nuit là ! – était vu et connu en détail par les Martiens. Au lieu d'agir, les Martiens faisaient face à la réalité. Les guerres et les accidents étant difficilement compréhensibles pour les Martiens, ces images étaient pour eux une source d'étonnement inépuisable et d'horreur fascinante. Les films étaient conservés pour les générations futures et étaient évalués bien au-dessus de toutes les toiles sur Terre de De Vinci et de Rembrandt. La vie à Tokyo, Berlin, Tombouctou, Canton et Paris était la propriété intellectuelle commune des Martiens. Ils ne comprenaient rien aux mouvements insensés des foules et la bizarrerie des villes de la Terre étaient pour eux follement passionnante. La monstrueuse étrangeté de Londres, par exemple, les glaçait d'un frisson d'indicible et délicieuse horreur.

Alors qu'Arcvad regardait à travers son télescope cette nuit là la lentille embrassa cette partie de la Terre appelée New York. Le diamètre de la lentille couvrait juste la grande métropole.

Il regarda la ville pendant une heure. « Test positif », grommela-t-il, et son visage étincela d'un mépris prométhéen. Le Grand Evènement qu'il avait promis aux Martiens était près de son accomplissement.

« Avez-vous décidé ? »

Arcvad leva le regard et vit se tenant derrière lui son disciple le plus célèbre, son aimé Astar ; Astar le Magnifique comme on l'appelait parmi les Martiens. Il ressemblait suffisamment à Arcvad pour pouvoir être son fils, sauf que ses cheveux étaient d'un or roux. Un Terrien aurait dit qu'il était l'incarnation de l'Homme de Vitruve de De Vinci. Il était âgé de quinze années martiennes, ce qui sur la Terre lui aurait équivalu à la trentaine. Ses inventions et découvertes avaient déjà fait de lui un immortel. La plus utile de ses inventions était un un instrument au moyen duquel on pouvait amener la lumière de Deimos et de Phobos – les deux lunes de mars – sur n'importe quel point de Mars, écartant ainsi la nécessité de toute forme de lumière artificielle dans les rues et les maisons. Une autre et sublime invention d'Astar fut l'établissement aux moyens de la télépathie – depuis longtemps une banalité psychique sur la planète – d'un langage commun entre les habitants de Mars et de Saturne. Il lui était aussi possible d'évoquer des êtres des mondes invisibles de la sixième et de la septième dimension, la quatrième et la cinquième dimension ayant été depuis longtemps explorées par de précédents scientifiques.

« J'ai pris ma décision », répondit Arcvad. « Vous connaissez toutes mes notes sur ce point nécrosé bien connu », indiquant à Astar New York à travers le télescope. « Ces gens, si ce sont bien des gens, ou seulement une variété de termite dégénérée, comme je le crois fermement, sont totalement dénués de toute forme d'intelligence. Dans cette ville en particulier toute forme de vie semble dénuée de raison ou d'imagination. Si, comme nous croyons, nous avons découvert un cerveau rudimentaire parmi les habitants de ce coin de terre » – posant son doigt sur la Région des Gorilles en Afrique Centrale sur un énorme globe terrestre – « il n'en reste aucune trace quand nous nous tournons vers cette ville. Observez les singeries de ceux qui montent dans ces immenses tours, observez leurs mouvements, observez leurs gestes. Ils paraissent malades au-delà de tout espoir. »

« Leurs manières de vivre, maître, aussi, démontreraient une absence totale d'intelligence. Des myriades semblent vivre dans des trous ou des étagères dans lesquels elles se traînent et émergent mécaniquement, alors que quelques-uns ont construits des châteaux qui ressemblent aux nôtres. Ce petit nombre semble vivre de l'autre nuée ; littéralement les mangeant vivants, les suçant jusqu'à la moelle. Et la stupidité de ces hordes qui consentent à être la nourriture de ce petit nombre ! Est-ce qu'on peut trouver quelque chose d'égal à ça ? Chez eux la partie est plus importante que le tout. »

« Ils n'ont même jamais vu nos signaux », dit Arcvad. « Avec quelle rapidité les Saturniens nous ont répondu ! Sur Thir, des insectes » – Thir, le nom martien pour la Terre – « en tout cas ceux dans cette ville en particulier passent leurs vies à ériger de grandes tours puis à les démolir. Ils semblent incapables de regarder vers les cîmes. Nous n'avons jamais vu leurs yeux ! »

« Pas pire, cependant, après tout, que le reste de Thir », répliqua Astar. « Un point m'a, néanmoins, toujours plus attiré que n'importe quel autre, car ici il y a des signes d'ordre et même une sorte de sens de la beauté. » Astar posa sa main sur le point vert de la carte qui sur la Terre est connu comme Paris.

« Le seul signe d'intelligence sur la planète en dehors de Teltex, » – désignant la Région des Gorilles en Afrique Centrale – dit Arcvad. « Mais comment expliquer ça ? »

Arcvad traversa la pièce, suivi par Astar. Ils entrèrent dans une vaste pièce, la salle de cinématographe privée du grand Arcvad. Il projeta sur la toile, en faisant un geste dans l'air, le spectacle totalement incompréhensible du Siège de Paris et les crimes de la Commune.

« Nos animaux sont plus intelligents que ces termites meurtrières ou protozoaires sanguinaires, ou quoi qu'ils soient », grommela Astar.

« Et ils ne sont jamais dégoûtés du sang et de la mort là-bas, n'est-ce pas ? » dit Arcvad, et sur le vaste écran, par un autre mouvement de la main, il afficha le carnage du Siège de la Commune et des scènes de la Guerre des Balkans.

« Qu'est-ce qu'ils essayent de faire ? Quel est leur objectif en vivant de cette façon ? » demanda Astar alors que la farce dramatique de Lula Burgas commençait [[ La bataille de Lule-Burgas s'est déroulée du 29 octobre au 2 novembre 1912 durant la première guerre balkanique et a opposé l'armée du royaume de Bulgarie à celle de l'Empire ottoman. Ref : Wikipedia ]]. « Regardez avec quelle monstrueuse délectation et satisfaction ils découpent les entrailles des autres et piétinent les cerveaux écrasés des uns et des autres. Est-ce un sport, je me le demande, quelque chose comme nos grands jeux mais sous une forme primitive ? Et regardez comment cette chose avec une croix géante sur sa poitrine est en train de mutiler cette autre chose qui a un croissant suspendu à son cou. »

Chez les Martiens les scènes de la Guerre des Balkans, au même titre que le massacre de Kishinev, étaient les plus applaudies dans leurs salles de cinématographe. Tous les esprits spéculaient sur le sens des charivaris fascinants sur Thir. Personne n'était arrivé à une quelconque réponse satisfaisante. Dans les grands collèges d'études chaque hypothèse avait été envisagée, mais, comme Arcvad et Astar, les esprits érudits n'avaient pas été capables d'arriver à quelque explication. Ils avaient par les moyens de la télépathie découvert des choses sur Saturne qui les avaient émerveillés ; sur la Terre ils avaient découvert des choses qui ou bien les déconcertaient ou bien les plongeaient dans des paroxysmes de fous rires. Cette petite tache pourpre appelée Thir ; était-ce un asile de fous du monde de la troisième dimension, ou quelque mauvais cancer de l'espace, ou une plaisanterie inventée par Og ?

Et le bruit courait que le Grand Évènement promis par Arcvad avait quelque chose à voir avec Thir et le destin du fol insecte ril.

Le vingtième jour après le colloque entre Arcvad et Astar les Martiens ne travaillaient pas. C'était le jour du Grand Évènement Astral. Des télescopes de tout modèle imaginable étaient en service et ceux avec la liaison cinématographique attendaient le signal d'Arcvad depuis son observatoire. La nuit tombe ; une nuit étoilée et d'immensités brillantes. Jamais la Terre n'avait brillé d'un tel éclat. Ses rayons pourpres avançaient dans l'espace comme des épées hurlantes.

C'était le dernier jour de l'Humanité, et Arcvad le tout-puissant avait décrété sa mort à minuit heure de Mars ; à un minuit qui correspondrait à onze heures à New York City. Et alors que la planète Thir tournait sur son axe et présenterait son visage au soleil, onze heures sonneraient le glas de la sentence du meurtrier, fou et stupide ril.

Depuis des années Arcvad avait réfléchi à ce geste de pitié. Les moyens de l'accomplir étaient bien sûr particulièrement simples pour un Martien, et pour Arcvad en particulier. Des forces connues par ce géant dans le monde de la quatrième et la cinquième dimension il y avait une matière – bal – qui une fois dirigée dans une direction donnée au moyen de dispositifs de propulsion que seul Arcvad pouvait contrôler « électrocuterait » pour ainsi dire, toutes les formes de vie qu'elle rencontrerait. Elle transperçait les ondes éthériques avec la même facilité que les éclairs électriques traversaient l'atmosphère de la Terre. Au moment de l'euthanasie cette matière, plus puissante que la loi de la gravité (une loi dont les Martiens s'étaient affranchis cinquante milles ans avant la naissance d'Arcvad), paralysait et pétrifiait sa cible.

Le plan d'Arcvad était d'électrocuter l'humanité sur la Terre, la transformant en statues et les embaumant en même temps. La brutale pétrification du ril sur Thir et l'ouverture de ce vaste musée aux regards de ses compagnons martiens pour une période de cinquante ans, après laquelle, avec une subtile substance connue comme fi, il décomposerait aussi brutalement toute la foule en gaz et matière inorganique ; voilà ce à quoi Arcvad, l'omnipotent et miséricordieux Edison de la cinquième dimension se proposait cette nuit !

Et l'Évènement, n'est-il pas enregistré sur les films du cinématographe dans les palais de plaisir de Mars ? Le piège en pleine lumière ! Cette illusion de ril pétrifié. Cet éternel lendemain incréé des Terriens ! Ce territoire de mannequins attrapés dans l'acte de vivre par le geste d'un dieu scientiste ! Ces deux billions de buveurs d'air qui ne boiront plus une once d'air ! Les rêves accumulés et entassés du Terrien interrompus à jamais dans leur accomplissement ! Cette tragique ironie décrétée seulement à une distance de cinquante millions de miles !

Ces cavaliers souriants ! Ces massacres absurdes ! La vie figée dans ses cellules !

L'agent de change pétrifié et condamné pendant cinquante ans à regarder les yeux grands ouverts le cours de Standard Oil.

Le dévot dont les genoux porteront le calice jusqu'à la lie et dont les yeux doivent pour toujours être rivés sur le symbole de son dieu impotent.

Cinq millions de piétons dans New York, Paris, Berlin, Londres, Tokyo et Calcutta qui ne verront jamais la fin de leur trajet.

Un million de soldats en tenue de parade en France, Allemagne, Italie, Angleterre, Japon et West Point transformés en automates, soldats de plomb que les choucas picoreront.

Les prostituées qui ne gagneront jamais ce dollar. L'intermédiaire millionaire congelé dans le geste d'ordonner une augmentation du prix du boeuf, aussi impuissant maintenant que le socialiste assis ici à son bureau, sa fulmination à jamais figée dans son cerveau.

« Chaque moment donné dans le temps, » écrivit une fois Arcvad dans une de ses belles études métaphysiques, « est l'incarnation du Temps lui-même, parce que le seul point dans le Temps qui existe réellement est l'instant, le moment présent. »

Et c'est en vertu de cette profonde vérité que la vie sur la planète Terre – la vie de ril sur Thir – est visible sur les effrayantes mais fascinantes images vues à travers les télescopes et les films du cinématographe sur Mars. Le Terrien dans ses gestes et ses attitudes pétrifiés illustre pafaitement son évolution – telle qu'elle fut ; et pour Arcvad l'omnipotent et miséricordieux les rils lui sont redevables de leur avoir épargné le cycle de leurs souffrances.

C'est ainsi que Ril l'Insignifiant, Ril le Stupide, devint Ril le Merveilleux, Ril le Magnifique.

FIN

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