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- Bicyclettes Romantiques - Nous présentons ci-dessous Bicyclettes Romantiques ( Bicicletas Románticas ), une nouvelle de l'écrivain Leonardo Rossiello. Nous avons traduit cette belle et singulière nouvelle en français, et la diffusons ici sous les mêmes conditions que l'original en langue espagnole, tel que diffusé sur le site Plataforma Carril Bici de Córdoba, sur cette page. Cette traduction est donc diffusée sous une Licence Creative Commons consultable ICI. Vous pouvez également télécharger Bicyclette Romantiques au format Pdf ou au format Rtf Le texte original en espagnol, Bicicletas Románticas, est publié sur le site Letralia, Tierra de Letras, sur [ cette page ]. Leonardo Rossiello ( né à Montevideo en 1953 ) est un écrivain d'origine uruguyaenne. Après avoir vécu dans divers pays d'Amérique Latine et d'Europe, il s'est établi en 1978 en Suède, pays dont il a acquis la nationalité en 1982. Il est professeur de langues romanes à l'université d'Uppsala, en Suède. Il est auteur de livres et articles sur la littératute hispano-américaine, de livres de nouvelles et poèmes. Il a également publié dans des revues et anthologies. Source biographie : letralia.com sur [ cette page ]
Leonardo Rossiello Bicyclettes Romantiques
2012 : Traduit de l'espagnol. Traduction sous une licence Creative Commons http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/3.0/es/deed.fr Bicicletas Románticas 1996 Bicyclettes Romantiques – traduction de l'espagnol par Brothel & Cie inc.® ™ - 2012 # # # Bicyclettes Romantiques
Le jour où l'échafaud fut prêt je ne pus aller le voir, parce que quelqu'un avait attaché sa bicyclette à la mienne avec son antivol. Comme il n'y avait pas de transport en commun qui allait jusqu'à l'endroit où était dressé l'échafaud, les options raisonnables étaient d'y aller en taxi, ou d'attendre que le problème se résolve. Il y avait, bien sûr, d'autres possibilités, mais elle me convenaient moins. Comme j'ai tendance à être optimiste, j'ai pensé que si je restais et trouvais une solution à la question de l'antivol, j'aurais le temps d'y aller, et avec ma propre bicyclette. Compte tenu des invitations que nous avions, le nouvel échafaud ne serait pas en service avant cinq jours. Je décidai de patienter, bien que la chaleur des après-midi printanières, les jeunes feuilles couleur vert citron, et les fleurs du chemin incitaient à quelque excursion. Peut-être que dès le lendemain ma bicyclette serait libre, comme habituellement. Alors je ferais la visite prévue. Je prendrais les mesures, ferais quelques esquisses, installerais mon chevalet, peindrais quelques aquarelles, peut-être prendrais-je le temps de commencer une huile. Je poserais des questions aux gens des environs et interrogerais les courageux charpentiers qui, d'après ce qu'on disait, avaient fait des heures supplémentaires pour achever l'ouvrage à la date prévue. Après, je chercherais le bourreau et l'interviewerais brièvement. Ceux qui exerçaient cette profession devaient être, croyais-je, particulièrement égocentriques, de sorte que je m'attendais à son plein assentiment pour faire de lui ne serait-ce qu'une esquisse au crayon. Avec tout ce matériel je pourrais préparer mes élèves pour la visite d'étude que nous ferions le jour de l'inauguration. Tout préparer d'avance, prévoir les détails et réduire au minimum les questions faisait partie de mon travail. Il convenait de leur expliquer ce que c'était, comment il fonctionnait, de quelle forme et couleurs il était, de quel genre de bois il était fait, qui et comment était le bourreau. Je ne voulais pas négliger d'aborder le côté social, et là trouvaient place les avis des habitants et des charpentiers. C'est que les enfants en général, et mes élèves en particulier sont particulièrement curieux. Je voulais éviter qu'ils me posent des questions au cours des préparatifs, et surtout au moment culminant. Je voulais qu'ils se concentrent sur les détails, qu'ils observent l'évènement avec l'attention due, et en ayant assimilé toute l'information que je serais capable de leur donner. Je voulais qu'ils vivent ce délicat instant de telle façon qu'ils puissent se le rappeler, y compris, peut-être, qu'ils en tirent une expérience esthétique. De la sorte, après, ils pourraient faire des dessins. Nous pourrions même organiser une exposition avec les meilleurs. Le Ministère de l'Education et de la Culture avait invité à un concours inter-scolaire de rédactions sur le thème : " Notre Nouvel Échafaud ". L'idée m'avait paru appropriée ; comme je suis professeur, il était compréhensible que je veuille que mes troisième année gagnent. D'après les statistiques de sages professeurs allemands, les moments les plus dangereux pour circuler étaient les lundis, entre 16 et 18 heures. Nous étions un lundi et cette circonstance m'apporta quelque consolation. Qui sait si de voyager jusqu'à l'échafaud n'en aurait pas résulté un accident. Il y avait une autre circonstance consolatrice : je ne paierais pas l'entrée. Il faut que j'explique ça. La Commune, qui est cupide, commence à vouloir vous ponctionner dès qu'elle inaugure n'importe quel service public. Maintenant il faut payer pour tout parce que, d'après ce qu'ils disent, c'est comme ça que ça se passe. Mais dans ce cas, le Ministère avait accordé à l'école des bons d'entrée gratuite qu'on tira au sort entre les professeurs ; j'en avais gagné un. J'avais l'habitude de laisser la bicyclette dans la cour de l'école, qui était entourée d'un parc très boisé, avec des bancs et un petit lac où nageaient quelques poissons et des canards. Je la mettais en sécurité et j'allais en marchant jusqu'à la salle des professeurs, ou si c'était déjà l'heure, directement à la salle de classe. Après avoir terminé, dans l'après-midi, je décadenassais ma bicyclette et pédalais jusque chez moi, à cinq pâtés de maison de l'école. Ce lundi, a la fin de mon service, je vis que dans la cour il y avait une autre bicyclette en plus, comme la mienne. Tout aurait était très bien si ce n'était qu'elle était attachée à la mienne avec une chaîne et un cadenas. C'était une bicyclette romantique, de femme. Je tressaillis. D'un côté, de plaisir ; de l'autre, de consternation d'abord et d'ennui ensuite. La mienne aussi était une bicyclette romantique, et ainsi comme elles étaient, elles paraissaient être faites l'une pour l'autre. Elle donnaient envie d'installer le chevalet et de faire une nature morte de bicyclettes. Voilà donc ce qui m'arriva : ce fut ainsi et je témoigne et donne ma parole que c'est la vérité, bien que pas toute la vérité. De cela je m'en suis rendu compte après. Pour certaines choses je suis rapide, et même très rapide (« Rendons à César ce qui est à César » comme a dit une fois une de mes élèves), mais pour d'autres je suis lent. Je dirais : très lent. Par exemple, pour associer des évènements dans la durée et en tirer rapidement des conclusions. Je compris que ce qui était arrivé avec les bicyclettes n'était pas un évènement isolé ou fortuit quand, alors que je marchais de l'école à ma maison, j'associai l'amarrage bicycliste avec les faits singuliers qui étaient arrivés pendant mon service depuis quelques mois. C'est ce que je vais raconter maintenant. Un matin vers les neuf heures moins cinq j'arrivai avec ma bicyclette au parking de la cour de l'école, et de suite remarquai parmi tant de bicyclettes une, romantique, de femme. Comme la mienne, elle était noire, mais elle avait une ligne rouge sur les garde-boue, qui se terminait à l'arrière en un petit volute. Le cadre était de double tube , d'harmonieuses formes courbes ; la selle, ancienne, de cuir et avec trois ressorts larges et esthétiques ; l'enveloppe du pneu arrière était blanche et la taille des roues, comme sur la mienne, était de celle que maintenant on ne fabrique plus : 28. Cette bicyclette était au moins aussi jolie que la mienne, de sorte que je m'arrêtai un moment pour la contempler. Je vis qu'elle était sécurisée avec une chaîne et un fort cadenas ; c'était évident que la propriétaire n'était en rien inconsciente. Je décidai de laisser la mienne près de la sienne. Ainsi, en les voyant, les gens penseraient que les propriétaires formaient un couple. Alors que j'attachais la mienne avec chaîne et cadenas je pensai qu'il serait intéressant de connaître la propriétaire. Ce jour je travaillai, je crois, sans trop penser à la bicyclette romantique de femme. À la sortie ils passèrent distribuer le feuillet d'information de la Commune sur l'inauguration de l'échafaud. Quand j'arrivai à la cour je vis que la bicyclette de femme n'y était pas. Un vague sentiment m'envahit, qu'en soumettant à l'analyse apparut comme pouvant être de la tristesse; peut-être était-ce de la mélancolie. Comme j'ai dit et répété, je suis lent pour tirer des conclusions, et ce ne fut qu'à la maison, pendant que je rangeais ma bicyclette et me disposais à lire le feuillet sur l'échafaud, que je me rendis compte que la propriétaire, en retirant la sienne, devait avoir vu ma propre bicyclette. Alors je pensai que, si la propriétaire était aussi romantique que moi, elle ne pouvait pas ne pas avoir apprécié le fait que j'aie mis ma bicyclette près de la sienne. Je devais préparer le repas et la classe du jour suivant et lire le feuillet, mais au lieu de ça, et malgré la chaleur pesante de l'été, je résolus de travailler un peu sur ma bicyclette. Dans le garage je la démontai, retirai la chaîne et la passai au pétrole. J'enlevai toute la terre des maillons et du pignon, et polis les pièces chromées y compris les rayons, avec de la pâte à polir et une éponge en aluminium. Je graissai les joints et la cage de roulement, les pédales, séchai la chaîne et après l'avoir remontée et centré la roue lui mis quelques gouttes d'huile. Pour finir, avec une flanelle, je frottai le cadre jusqu'à ce qu'il brille - comme moi à cause de la transpiration - de la splendeur d'antan. Après avoir démonté nettoyé et huilé les freins je les réinstallai, et pus contempler cette beauté d'un demi-siècle, qui paraissait maintenant récemment sortie d'usine. Cependant je sentais qu'il manquait quelque chose. Mais maintenant il s'était fait tard ; je partis préparer le repas et la classe du lendemain, et lire le feuillet d'information sur l'échafaud. Quand je finis je vis qu'il était près de minuit. Je devais me coucher, mais ce fut à ce moment que je me rendis compte de ce qui manquait à ma bicyclette romantique : une ligne rouge sur les garde-boue. Je décidai que je la peindrais le jour suivant. Cette nuit je voyais au loin une colline douce couronnée de pins, d'eucalyptus, de palmeraies. Comme en flottant, lentement dans l'air, je m'approchai. Cachée par les arbres on entrevoyait une solide maison blanche, ancienne, de lignes austères et avec des fenêtres à jalousies fermées. Je m'approchai plus dans un silence total et entrai dans la cour. La lumière était comme de brouillard et tout l'entour prenait une profondeur insolite. Appuyée contre un mur recouvert de chaux, il y avait une bicyclette noire de femme, et on voyait une fenêtre avec les volets fermés. Ensuite l'image s'éloigna de moi et je me rendis compte que j'étais entré dans une photo sépia et que je venais d'en sortir." Quand je me réveillai, le rêve s'était gravé dans ma mémoire. Il me sembla que je pouvais me rappeller tous les détails, mais dans le doute je l'écrivis pour ne pas l'oublier. Il m'avait plu et pour quelque obscure raison il me parut important. Pendant que je déjeunais, ils donnèrent à la radio l'information que les travaux d'installation du nouvel échafaud avaient commencé. L'information se limitait à reproduire plus ou moins ce que disait le prospectus de la Commune, mais on ajoutait que le Ministère de l'Éducation et de la Culture patronnait l'évènement. Je me rappelle que je me suis demandé si ce jour la bicyclette romantique serait aussi dans la cour de l'école. Et elle y était. Elle me parut encore plus jolie que le jour précédent ; les rayons, les roues et les pièces chromées brillaient comme au soleil d'une matinée d'automne. On voyait qu'elle n'avait pas passé la nuit là, parce qu'elle était à un autre endroit. Je laissai la mienne un peu plus près d'elle que le jour précédent. Le sujet de discussion des maîtresses et maîtres, ce jour, fut l'échafaud. Les avis étaient divisés. Quelques uns de mes collègues disaient qu'il ne leur paraissait pas bien que la commune installât un échafaud si loin du centre de la ville. D'autres opinaient qu'il ne leur paraissait pas bien que l'initiative fut venue de la commune. Ce devrait être, raisonnaient-ils, une entreprise privée ou, au moins, qu'on stimule la concurrence en permettant aux entreprises d'installer des échafauds en toute liberté, quand et où elles l'estimeraient nécessaire. Un groupe plus petit défendait l'idée qu'il était mal d'installer un échafaud public. Ces questions, assuraient-ils, devraient être réglées comme elles avaient toujours été réglées, avec un poteau d'exécution dans les cours des prisons, de façon discrète et expéditive. Tous étaient en désaccord avec les lobotomistes. J'écoutais avec attention et tentais de me faire ma propre opinion, mais la vérité c'est que je n'en avais pas. Tous les arguments me paraissaient raisonnables. A la sortie, la bicyclette était toujours là, mais de la propriétaire il n'y avait pas trace. En arrivant à la maison, la première chose que je fis fut d'aller au garage et de peindre sur ma bicyclette une bordure rouge sur chacun des garde-boue. Je choisis un rouge anglais, un peu marron comme sur l'autre bicyclette. Pendant deux jours j'étais arrivé peu avant neuf heures et la bicyclette était là, de sorte que je voulus voir ce qui se passerait si j'arrivais, par exemple, à neuf heures moins le quart. J'arrivai à cette heure, le matin suivant, et elle était là. Immédiatement j'observai que la propriétaire l'avait encore embellie, ayant changé le pneu avant noir pour un blanc. Alors je décidai que la mienne devait avoir des pneus de caoutchouc blanc. Cette fois j'aurais pu laisser ma bicyclette contre la sienne, parce qu'il y avait la place, mais je me contentai de la laisser à proximité parce que, malgré les améliorations que j'y avais apportées, elle me paraissait encore indigne. Peut-être le ferais-je le jour suivant, après avoir changé les pneus. Il me parut clair que la propriétaire arrivait toujours avant neuf heures moins le quart. Quand le jour suivant ma bicyclette aux pneus blancs flamboyants et moi arrivâmes à huit heures et demie, la cour était presque vide et la bicyclette de femme n'y était pas. Je me réjouis de ce qu'enfin ma tactique avait donné ses fruits. Je pensais, à tort, que bientôt je verrais arriver la propriétaire. Je laissai ma bicyclette attachée et m'assis sur un banc éloigné, depuis lequel on pouvait observer la cour. Je restai assis inutilement jusqu'au moment d'entrer en classe. Ce fut un jour de travail de cinq heures pendant lesquelles il me couta me concentrer. Les élèves le notèrent et en profitèrent pour se lancer des craies, se lever sans demander la permission et faire du tapage. A la sortie j'eus l'agréable surprise que la bicyclette romantique de femme était là, et très près de la mienne. Maintenant la propriétaire lui avait mis une sonnette de bronze, de ces anciennes, avec un bouton poussoir. Ainsi, très proches, elles formaient un ensemble harmonieux et mémorable. Elles contrastaient avec les autres, à dérailleur, modernes et peintes de couleurs métallisées ; elles donnaient satisfaction au regard. Je décidai d'attendre un peu, assis sur le banc, pour voir si apparaissait la propriétaire, mais comme cela n'arriva pas, après une heure je partis à la maison. J'avais beaucoup à faire, et comme presque toujours, la sensation que le temps ne suffisait pas m'accablait ; j'avais déjà proposé à la haute considération du Ministre du Travail un système qui allongeait la durée des jours à vingt cinq heures. Le procédé était simple et sûr, à la portée des idiots : quand les aiguilles des montres marqueraient une première fois minuit, il fallait les reculer d'une heure. Le procédé avait beaucoup d'avantages, entre autres que de temps en temps il ferait sombre une partie de la matinée et soleil à minuit. Ce serait divertissant. Si le procédé était approuvé, après un certain temps on commencerait à fabriquer des montres de vingt cinq heures et il n'y aurait pas à les retarder. Je n'avais pas perdu espoir que la proposition soit examinée et approuvée, mais la vérité est que les mois passaient et les jours continuaient d'être aussi courts ; je continuais avec beaucoup à faire, et la sensation que le temps n'y suffisait pas persistait, me harcelant. Quand j'arrivai au magasin d'antiquités ils étaient sur le point de fermer mais par chance je pus acheter une sonnette de bicyclette bien ancienne. Pendant que je la polissais j'écoutais la radio, qui donna l'information qu'un groupe de lobotomistes avait manifesté face à la Commune pour protester contre l'inauguration de l'échafaud. Interviewée, une dirigeante déclara qu'ils étaient contre la peine de mort parce qu'ils la considéraient cruel et de lèse-humanité. Elle s'étendit en éloge sur la lobotomie comme alternative à la peine maximale. Je fis sonner le timbre, ring, et en fus satisfait. Je pensai même qu'il était bien. Pas très bien, mais qu'il soit bien n'était pas si mal, et on ne pouvait pas exiger beaucoup plus d'une sonnette ancienne. Riing, riing. Je me demandais ce que penserait la propriétaire de la bicyclette de femme, des lobotomistes. Occupé à réfléchir je me rendis compte que je sympathisais avec leurs idées et je n'aurais pas été surpris que la propriétaire aussi. Il y avait un côté préoccupant du problème et c'était que le mouvement lobotomiste avait une aile radicale, qui semblait disposer à amener la protestation à des extrêmes déstabilisants. A son tour, le gouvernement avait durci sa position au sujet de la peine de mort. Le fait que l'État avait transféré l'administration de la peine maximale au niveau communal, et les échafauds des prisons de l'État aux espaces publics, était une preuve que les radicalismes étaient en train de gagner du terrain. Ring. Rrriiing. Je fis le test, pendant plusieurs semaines, d'arriver à la cour à des horaires différents, avant les neuf heures, pour pouvoir voir la propriétaire de la bicyclette romantique de femme. Quelquefois il arrivait que la bicyclette soit déjà là quand j'arrivais. Je remarquai qu'elle avait un des rayons avants mal ajusté. Il était cassé. Quant elle était là, je me contentais de laisser la mienne à côté. Quelquefois elle apparaissait au milieu d'une quantité d'autres bicyclettes. Alors je déplaçais n'importe laquelle près d'elle et à sa place mettait la mienne. Et toutes les fois où elle n'y était pas j'attendis inutilement sa venue, assis sur le banc jusqu'à peu de minutes avant le début des cours. Mais je ne me décourageais pas, il y avait une relation, un dialogue entre nos bicyclettes. Toujours, à la sortie, la sienne était à côté de la mienne. Maintenant elle était encore superbe, mais la selle s'affaissait à l'avant, détendue. Il suffirait de resserrer l'écrou pensai-je. Combien d'heures je passai assis sur le banc en attendant, c'est quelque chose que je saurai jamais, parce que je ne les comptais pas ; seul le froid ou la faim me faisaient renoncer, et alors je m'en allais à la maison. Si je décidais de laisser la bicyclette toute la nuit dans la cour de l'école, je pariais avec moi-même que le jour suivant je trouverais les deux bicyclettes l'une à côté de l'autre. Je gagnai quelquefois, perdis d'autres, mais ce que je ne réussissais pas c'était de voir la propriétaire. Il semblait que j'aurais à monter la garde sur le banc, et ne pas penser à la neige, ni au froid, ni au sommeil, ni à la faim. Être là, ferme, jusqu'à ce que je la voie. D'une certaine façon ça m'avait demandé beaucoup de le faire ; je soupçonnais que ce serait du temps perdu. Malgré tout, je décidai de tenter la chance une fois. Je me couvris bien et apportai un thermo de café et des provisions et à trois heures de l'après-midi, à la sortie de l'école, je m'assis pour monter la guarde. Régulièrement je me levais pour me dégourdir le corps. Je faisais un tour, piétinant la neige craquante et je retournais m'asseoir. Dans la cour de l'école il n'y avait que moi et les deux bicyclettes, l'une contre l'autre. Maintenant il n'y avait pas de doute que la mienne fût la plus belle, parce que, en plus des petites détériorations que j'avais observées sur l'autre, je vis que le garde-boue arrière était cabossé, et que dans la bosselure la rouille commençait à s'accumuler. Le temps passa lentement et à la fin il fit nuit, la lune sortit dans son quart décroissant et illumina de façon irréelle la neige, les arbres, la cour, les bicyclettes. Moi, pendant ce temps, j'avais vidé le thermo et commençais à avoir un froid et un sommeil épouvantables. Il était quatre heures du matin, l'heure des loups, quand enfin je la vis. Elle était venue de quelque part en marchant sans que je m'en rendisse compte ; elle était sur le point de monter sur sa bicyclette. Je me mis debout et commençai à marcher, presque à courir vers elle, mais je réalisai que pourrais l'effrayer dans cette solitude. Je restai immobile dans la cour blanche. En ce moment elle venait en pédalant vers l'endroit où j'étais. Elle s'approcha et s'arrêta, sans descendre, à trois mètres de moi ; elle tenait la bicyclette avec les mains gantées, et avait les deux pieds appuyés au sol. C'était une jeune femme d'une beauté interminable. Elle avait les cheveux à peine ondulés, jusque sur les épaules. Ils étaient noirs, ou je les vis ainsi à la lumière de la lune ; les yeux aussi étaient ou me parurent sombres. Elle était vêtue d'une veste et d'un pull marin en laine à col coupe-vent. Sous la jupe large, marron-rouge, apparaissaient des bottines de chamois marron. Je pensai, après, qu'elle devait avoir froid aux pieds. Nous nous regardâmes longuement ; ce regard disait tout. Elle était entre sérieuse et douce, entre ironique et compatissante. Je la vis comme passionnée, bien qu'en réalité il n'y avait pas de raison pour qu'elle le fût. Il n'y eut pas besoin de paroles. Ce fut un moment magique, unique et irrépétible. Enfin, en silence, la jeune femme appuya sur les pédales, prit de la vitesse et passa à côté de moi en laissant dans l'air frais un parfum féminin. Je ne me retournai pas pour la regarder ; je suivis seulement l'empreinte laissée dans la neige par sa bicyclette, arrivai à la mienne et pédalai vers la maison. En sortant de l'école le jour suivant je vis que la bicyclette romantique de femme n'était pas là. Il y avait un petit paquet attaché sur le porte-bagage de la mienne. Je l'ouvris et vis une photographie qui me rappelait quelque chose de chéri, quelque chose que j'avais vu en quelque endroit que je ne me rappelais pas. Appuyé contre un mur blanchi à la chaux il y avait une bicyclette et on voyait une fenêtre aux volets fermés. La photo était imprimée en couleur sépia et avait était prise sous une lumière brumeuse, ou du soir ou du matin, car tout avait une profondeur inusitée. C'était une bicyclette romantique, noire, de femme. Au dos de la photo était écrit, d'une écriture menue et élégante : « les choses rencontrent leur destin. Les humains le cherchent. Le moment s'approche, tu dois faire quelque chose. » En cet instant j'eus la sensation que j'avais vu cette bicyclette appuyée au mur de chaux en quelque autre endroit. N'avais-je pas déjà vécu ça, avant ? Et qui m'avait laissé cette photo ? J'étais fatigué et je ne pouvais comprendre ni le pourquoi, ni ce que voulait dire le message. Le moment de quoi ? Et qu'étais-je supposé devoir faire ? Sur le chemin de la maison je pensai que c'était, peut-être, la photographie jaunie d'une histoire inachevée, fragmentée : une pièce d'un puzzle qui devrait être assemblé, en tout cas par moi-même. Confondu par ma propre lenteur, je pensai plus tard que c'était la photographie de la bicyclette romantique de femme, celle que parfois je rencontrais dans la cour. Je supposai alors que la propriétaire était partie en voyage, peut-être pour toujours, et me laissait ce souvenir. Mais je restais sans trouver le sens du message. Les jours s'allongèrent et je continuais sans nouvelle du Ministère du Travail. Je finis pas accepter qu'ils n'avaient pas pris en considération ma proposition de faire des jours de vingt cinq heures. Le temps continuait, insuffisant, mais avoir constaté que la bicyclette de femme avait une propriétaire, l'avoir vue et nous être regardés comme nous le fîmes cette nuit me donnait une énergie considérable. Je pensais que peut-être le prochain pas serait de lui parler. Il y avait cependant tant de beauté dans ce qui m'était arrivé que d'une certaine façon j'avais peur de rompre le sortilège. Tout était bien comme ça s'était passé. Quoi de plus ? Je voyais sa bicyclette dans la cour avec une irrégularité étonnante. Elle pouvait y être ou ne pas y être à n'importe quelle heure, et pendant plusieurs jours ou même semaines. N'importe quel signe de routine cessait systématiquement ; l'unique constante était que je ne voyais jamais la propriétaire. Nos bicyclettes devinrent amies. Quand les deux étaient dans la cour, on les voyait toujours ensembles. Les lobotomistes firent plusieurs manifestations contre l'échafaud public, contre les poteaux d'exécution dans les cours des prisons et des casernes et y compris contre ce dont on avait commencé à parler : l'installation de l'échafaud non dans un lieu public mais dans un cimetière privé. La police arrêta les activistes, et le gouvernement, par le Ministère de l'Intérieur, émit plusieurs communiqués pour la population, avec de nombreux mots qui disaient trois choses : qu'il ne permettrait pas d'atteinte à l'ordre public, qu'installer l'échafaud et exécuter ensuite la peine maximale en lieu public étaient des résolutions qui resteraient en vigueur, et que si l'agitation lobotomiste continuait le gouvernement prendrait des mesures énergiques pour les combattre. Un dimanche, dans la nuit, on annonça que le jour suivant l'ouvrage serait terminé. Les travaux avaient été achevés derrière des paravents, de façon que ni la presse ni le public ne purent voir le déroulement, la progression du montage et l'installation de la machine ; on avait seulement entendu les voix des charpentiers et les coups des marteaux. L'inauguration officielle aurait lieu le prochain vendredi, et compterait avec la présence d'un hiérarque de la Commune, du Ministre de l'Éducation et de la Culture et du Ministre de l'Intérieur. Le lundi matin, en arrivant dans la cour, je vis les deux bicyclettes attachées dans le printemps, et avec un cadenas. En se détériorant, à la sienne s'était ajouté un détail triste : maintenant il lui manquait une pédale. Ce premier jour de la semaine j'ai avisé mes élèves que bientôt, quand on inaugurerait le fonctionnement de la machine, nous ferions ensemble une visite d'étude. Ensuite plurent les questions, et je leurs promis que, afin d'y répondre, je leur fournirais du matériel pour que nous étudiions auparavant l'échafaud. Je leur parlai de mes entrevues planifiées avec les charpentiers et le bourreau ; je leur racontai qu'il y aurait des esquisses et peut-être une huile ; je les enthousiasmai avec l'idée d'une exposition des dessins qu'ils feraient et les illusionnai d'une victoire au concours du Ministère de l'Éducation et de la Culture. À la sortie les bicyclettes continuaient attachées, et ce fut alors que, après avoir évalués les alternatives je décidai de rester et d'attendre le mardi que la personne qui les avait enchaînées les retourne à leur condition normale. Quand j'arrivai à la maison, sans avoir même pensé à ce que je ferais si les bicyclettes restaient ainsi, j'avais le corps et la tête fatigués ; et c'est dans cet état qu'ils cuisinèrent et préparèrent la classe du lendemain, mais à peine couchés ils s'endormirent sans hésiter. Cette nuit la jeune femme nocturne revenait d'un long voyage avec sa bicyclette. J'étais dans la cour de l'école, en compagnie de la mienne. J'essayais de faire sonner le timbre, sans y parvenir. En actionnant le mécanisme le pouce ne rencontrait que du coton. C'était la nuit, j'étais en train d'attendre la jeune femme. Mais je m'éloignais dans l'air et maintenant je voyais la scène depuis un banc, bien que je ne voulusse pas être là, mais à l'endroit où était ma bicyclette, où elle arrivait maintenant et rangeait la sienne et l'attachait à la mienne tout en me tournant le dos. Elle était vêtue d'une veste et d'un pull marin en laine avec un col coupe-vent. Elle avait une longue jupe sous laquelle apparaissaient des pieds nus. Elle se tournait à demi et me regardait. Je pouvais voir la beauté raffinée et mélancolique de son visage. J'essayais de lui dire quelque chose mais elle s'éloignait et je courais, essayant de la rejoindre sans parvenir même à réduire la distance qui nous séparait. J'allais à toute vitesse avec une lenteur insupportable, accablé par la certitude que je ne la rattrapperais jamais. Quand arriva la matinée du mardi et l'heure d'aller en classe, j'eus la certitude que personne n'avait libéré les bicyclettes, de sorte que je ne fus pas surpris de les voir dans la cour ensemble et unies par la chaîne et le cadenas. Il faisait très froid et il y avait des feuilles jaunes sur les arbres et sur les pavés de la cour. Je commentais à mes collègues ce qui était en train de m'arriver avec la bicyclette et quelqu'un me suggéra d'aller à la police. Je répondis que bon, l'idée n'était pas mauvaise, que peut-être j'irais un de ces jours : je prétendis que ce fait en réalité n'avait pas grande importance pour moi. Je ne savais pas en ce moment pourquoi l'idée d'une dénonciation au commissariat ne m'enthousiasmait en rien, mais quelques heures plus tard je compris que ç'aurait été une forme de déloyauté, presque une délation de la propriétaire de la bicyclette. Une des maîtresses dit pendant la récréation, que pourquoi ne voyagerions nous pas à plusieurs dans sa voiture jusqu'à l'échafaud. Je proposai que nous demandions du temps libre pour préparer la visite ; la suggestion fut acceptée et la direction donna son acccord. Le mercredi nous voyageâmes à quatre maîtres, tôt dans la matinée, et enfin nous pûmes admirer l'ouvrage. Il était situé sur une douce colline qui formait une espèce de place circulaire. Les trottoirs, larges, et la rotonde permettaient que le public puisse approcher en grand nombre et jouir d'une vue excellente. Dans les pâtés de maisons voisins il y avait peu d'habitations et d'abondants bosquets. Le choix de l'emplacement avait été largement discuté dans la presse. De prestigieux urbanistes opinaient que la topographie opposée, c'est à dire l'amphithéâtre était la plus adéquate, et il ne manqua pas pour sûr de partisans de ce que l'échafaud fût installé dans le grand théâtre d'été de la ville. La dispute avait été résolue bureaucratiquement par un décret présidentiel : et elle était là, l'excellence faite échafaud. Il fallait reconnaître que le dessinateur ou la dessinatrice avait eu un goût exquis, goût qui se manifestait par un admirable sens de l'harmonie et des proportions. Aucun d'entre nous n'avait vu avant une machine à tuer aussi belle. Elle était faite de chêne, avec juste un détail ouvragé et de discrètes marqueteries au sommet, qui ne diminuaient en rien la sobre élégance de l'ensemble. J'avais amené une toile et, comme nous disposions de toute la journée, je pus faire quelques esquisses et même terminer une huile avant seize heures. Des gros nuages épais et compacts et des arbres presque dénudés offrirent un fond inspirateur et bien adapté au motif central. Je fus satisfait du résultat, et les éloges de mes collègues et de quelques voisins qui regardaient pendant que je peignais dans le vent froid, me firent sentir orgueilleux. J'aurais voulu qu'elle, la jeune femme romantique de mes rêves, ait vu mon tableau. Où serait-elle ? Je pensais intensément à elle, me la rappelais telle que je l'avais vue, avec une nostalgie angoissante et aigre-douce. Nous pique-niquâmes dans un bosquet voisin, enfoncés dans nos manteaux d'hiver, un peu étonnés du froid coupant, étant donné que nous étions vers la fin du printemps. Nous partageâmes les tâches. Pendant que certains rassemblaient des témoignages de la population du secteur sur la façon dont avaient été achevé les travaux, nous autres nous rencontrâmes et interrogeâmes deux des charpentiers qui avaient édifié l'échafaud. Vers les dix-huit heures, nous convînmes d'un entretrien avec le bourreau pour les vingt-heures. Avec tout ce matériel en nos mains, et après une paires d'heures de plus de travail nocturne à l'école, nous donnâmes pour conclue la préparation. Nous convînmes que nous consacrerions le jour suivant à informer les élèves, à travailler avec le matériel et l'expérience que nous avions réunis, de telle manière que le vendredi dans la matinée nous sortirions avec nos enfants fin prêts, sur le lieu de l'exécution. Une fois à la maison, après avoir cuisiné, je choisis une de mes esquisses et commencai un nouveau tableau avec de l'acrylique. Je me couchai tard. Cette nuit j'étais sur une petite place et voyais la femme qui me plaisait avec l'homme qui lui plaisait. Ce n'était pas moi et cette vision me remplit d'un sentiment ambigu. Je me prenais en pitié, mais en même temps pensais ; « Quelle chance, c'est bien : elle fait ce qu'elle veut et elle est heureuse. » Ils allaient bras-dessus bras-dessous, et liés l'un à l'autre avec une chaîne fermée par un cadenas. Je ne pouvais voir leurs visages. J'allais monter à bicyclette et d'un coup commencèrent à arriver des enfants, toujours plus, qui me rendaient difficile le passage. Il allaient en direction contraire à la mienne. Je devais arriver à la bicyclette mais la multitude d'enfants avançait contre moi dans un silence atroce « Où vont-ils », me demandais-je « Où ? » On ne voyait plus la jeune femme avec son homme. Ma bicyclette m'était inaccessible et lointaine. Je fis demi-tour et vis la cour, d'abord en acrylique puis en sépia. Appuyée contre la machine il y avait une bicyclette romantique de femme. C'était une photographie de laquelle je venais de sortir. Le jeudi matin je dus mettre des gants, une écharpe et un pardessus. Vers les huit heures quarante cinq le givre persistait encore dans les jardins. Les arbres étaient presque nus et le printemps s'était retiré, délogé par une journée d'hiver extrêmement froide. Les bicyclettes continuaient enchaînées et maintenant la sienne avait les pneus dégonflés. En classe je travaillai concentré et attentif, comme me réfugiant contre un pressentiment funeste ou une nouvelle malheureuse. Nous traitâmes d'importants aspects historiques, sociaux et techniques relatifs à l'art de tuer les délinquants. Nous fîmes plusieurs rondes de questions-réponses et quand sonna la cloche de la sortie, j'eus la certitude qu'au moins mes élèves assisteraient au spectacle attentifs, en silence et sans sentir le besoin de poser des questions. Nous arrivâmes sur le lieu. La rotonde était entourée et surveillée par de nombreux fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur et on pouvait seulement entrer en payant ou avec un bon gratuit, comme celui que j'avais. À une heure, alors que le froid redoublait, le Président de la Commune et les Ministres prirent la parole. À quatorze heures il neigeait et le spectacle prenait une beauté épurée, comme en noir et blanc. Le bourreau était celui que nous avions interviewé. Il conduisit jusqu'à l'échafaud une femme enchaînée, qui marchait à ses côtés et paraissait en assez piteux état et dont on ne voyait pas le visage à cause de la cagoule. Il fit son travail avec maestria au milieu d'un silence impressionnant. Je ne vis jamais plus la jeune femme de mes rêves. Qui sait par où elle allait, qui sait si elle se souvenait encore de moi. Les bicyclettes romantiques semblaient avoir trouvé leur destin. Jusqu'à aujourd'hui elles continuent enchaînées l'une à l'autre, peut-être heureuses, en train de rouiller dans les intempéries du temps fugace.
FIN
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